La Corderie Vallois, la mémoire vivante de l’Industrie rouennaise

Le long de la rivière du Cailly, à quelques kilomètres du centre-ville de Rouen, une vieille bâtisse du début du XIXe siècle abrite une ancienne manufacture transformée en musée industriel : la corderie Vallois. Un lieu vivant, où se raconte le passé industriel Seinomarin, dans le bruit assourdissant de quelques vaillantes tresseuses mécaniques encore en état de fonctionnement.

Corderie_Vallois_tresseuses_mecaniques
Corderie Vallois : tresseuses mécaniques, juillet 2014

On se rend à Rouen, ville d’art et d’Histoire, pour admirer ses maisons à pans de bois, ses musées foisonnants de trésors, ses églises gothiques et la plus grande surface de vitraux de France. Mais l’agglomération regorge d’un autre patrimoine, méconnu mais néanmoins passionnant : celui de l’industrie. Les traces du passé manufacturier se dévoilent aux yeux avertis au coeur même de la ville, mais il faut marcher aux delà du boulevard circulaire pour apercevoir les premiers vestiges d’une usine ou la silhouette d’une cheminée de briques.
A Notre-Dame-de-Bondeville, ce patrimoine est encore bien vivant à travers un musée ouvert au début des années 1990 : la Corderie Vallois, exemple préservé d’une manufacture familiale du tournant du XIXe siècle.

La Corderie Vallois vue depuis la rivière, juillet 2014
La Corderie Vallois vue depuis la rivière, juillet 2014

Mémoire de l’industrie textile rouennaise

Alors que la demande en cotonnade explose au début du XVIIIe siècle, Rouen, qui bénéficie d’une situation portuaire stratégique sur les routes commerciales, reçoit d’importantes cargaisons de coton directement importé des colonies esclavagistes d’Amérique. La matière première est transformée dans la région : les marchands confient le filage et le tissage à des ruraux des villages des environs, une activité qui fait vivre 20 000 personnes en 1730. A la fin du XVIIIe siècle, la mécanisation, venue d’Angleterre, bouleverse les circuits de production. Aux structures pré-industrielles succèdent de plus importantes manufactures, qui se concentrent au bord des cours d’eau des faubourgs. La force hydraulique est en effet indispensable pour muer les « machines anglaises » et les confins de l’agglomération offrent des surfaces confortables pour y installer des usines. Autour de 1800, 100 000 personnes de Rouen et de ses environs travaillent dans la transformation du coton. La Seine-Inférieure est alors la région française la plus active dans le secteur textile.

Retordeuse à ailettes, corderie Vallois, juillet 2014
Retordeuse à ailettes, corderie Vallois, juillet 2014

Un des pôles de cette industrie est la vallée du Cailly. Sa proximité avec le port de Rouen lui assure un approvisionnement aisé en coton, tandis que le cours d’eau offre un débit régulier, dont profitent déjà depuis plusieurs siècles de nombreux moulins à papier. Les manufactures vont les chasser : dans la première moitié du XIXe siècle, les 41 km du Cailly sont bordés d’une centaine d’usines (51 filatures, 4 manufactures de tissages, 22 indienneries et 17 teintureries) ! Si beaucoup des bâtiments qui abritaient ces manufactures ont aujourd’hui disparu, leur présence passée marque encore profondément le paysage.

Roue, Corderie Vallois, juillet 2014
Roue, Corderie Vallois, juillet 2014

Un musée industriel en état de marche

Le cas de la Corderie Vallois est représentatif des mutations successives de la vallée du Cailly au cours de l’histoire. Une activité est attestée sur le site depuis le XVIe siècle : jusqu’au début du XIXe siècle, un moulin y produit du papier. Autour 1820, s’y installe un teinturier blanchisseur, qui abat l’ancien moulin et y fait construire le bâtiment actuel, dont l’architecture à pan de bois est héritée de la tradition régionale. D’abord teinturerie, la manufacture devient filature de coton puis de laine. En 1880, Jules Vallois, cordier, loue puis achète le bâtiment qu’il transforme en corderie mécanique. Au rez-de-chaussée, il installe de grosses machines anglaises pour produire d’épaisses cordes. A l’étage, plusieurs centaines de tresseuses mécaniques produisent lacets et cordelettes.

Atelier des tresseuses, Corderie Vallois, juillet 2014
Atelier des tresseuses, Corderie Vallois, juillet 2014

Malgré leur grand âge (150 à 90 ans), toutes ces machines fonctionnent encore parfaitement, entretenues et actionnées par le personnel du musée lors des visites guidées (4 par jour). La démonstration appuie le discours, et l’on comprend mieux comment, à partir de bobines de fil de coton produites à proximité, on obtenait d’épaisses cordes câblées et des cordelettes tressées ou moulinées. Le ballet effréné des bobines sur les tresseuses mécaniques est aussi fascinant que difficile à suivre des yeux. Au rez-de-chaussée, le contraste est saisissant entre l’ampleur du métier à câbler et la lente progression de la corde, qui vient s’enrouler autour d’une bobine.

Toronneuse, Corderie Vallois, juillet 2014
Toronneuse, Corderie Vallois, juillet 2014

Une manufacture sauvée des eaux

Après avoir connu son âge d’or au tournant du siècle, la corderie Vallois est touchée de plein fouet par la crise de 1929. L’activité est néanmoins maintenue, avec des difficultés grandissantes : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’entreprise diversifie son activité pour survivre. En 1978, alors qu’elle n’emploie plus que deux ouvrières, la maison est contrainte de déposer bilan.
Mais pour le propriétaire, le petit fils de Jules Vallois, hors de question de laisser la corderie disparaître! Au delà de l’attachement sentimental, il a conscience de la valeur patrimoniale de son bien : un témoin unique et menacé du passage de l’artisanat à l’industrie.

Métier à cabler, Corderie Vallois, juillet 2014
Métier à cabler, Corderie Vallois, juillet 2014

La famille Vallois, soutenue par l’association du Musée de l’homme et de l’industrie et les collectivités locales parvient à faire classer monument historique la roue puis le bâtiment dès 1975. Les machines seront classées à leur tour en 1984.

Passé à la propriété de la région, le bâtiment, en très mauvais état et rongé par l’humidité est mis hors d’eau et restauré. En 1994, il réouvre en tant que musée d’archéologie industrielle, un des premiers du genre en France. Depuis, sa muséographie, discrète, moderne et respectueuse de l’esprit du lieu n’a pas pris une ride.

Corderie Vallois vue depuis la rivière du Cailly, juillet 2014
Corderie Vallois vue depuis la rivière du Cailly, juillet 2014

Travailler à l’usine à la fin du XIXe siècle

Au delà de la démonstration technique, c’est la mémoire ouvrière qui se conserve ici. Au musée de la Corderie, on raconte la vie des milliers d’âmes qui ont peuplé la vallée du Cailly et sué dans ses usines. Une vie difficile, au rythme d’un labeur pénible. Au plus fort de son activité, la corderie employait 45 personnes, essentiellement des femmes. Elles travaillaient douze heures par jour, mais étaient payées au rendement. Comme ailleurs, les accidents y étaient nombreux, notamment chez les enfants, ces « petites mains » précisément chargées de passer leurs doigts dans les machines, là où ceux des adultes ne pouvaient passer. Et si on y perdait pas un doigt, la santé, irrémédiablement, était condamnée : les boucans des machines rendait sourd en moins de trois mois ; les poussières de coton bouchaient les poumons.

Tresseuses mécaniques, Corderie Vallois, juillet 2014
Tresseuses mécaniques, Corderie Vallois, juillet 2014

La mise en route simultanée de dix tresseuses mécaniques (pendant la visite guidée) ne suffisent pas à représenter l’enfer que devait être de travailler ici, des journées entières, sans répit au milieu de centaines de machines inépuisables.

Des conditions effroyables, et pourtant, à l’époque, Jules Vallois comptait parmi les « bons patrons » humanistes. Paternaliste, pétri des théories du catholicisme social, il offrait à ses employés certains avantages, comme la mise à disposition de jardins ouvriers, un « confort » rare à l’époque.

Toronneuse, Corderie Vallois, juillet 2014
Toronneuse, Corderie Vallois, juillet 2014

Informations pratiques : musée ouvert tous les jours de 13h30 à 18h sauf certains jours feriés. Entrée plein tarif : 3,5 euros. Ajoutez 3 euros pour la visite conférence (fortement recommandée si vous voulez voir les machines fonctionner). Idéal pour une sortie en famille.

5 réflexions sur “ La Corderie Vallois, la mémoire vivante de l’Industrie rouennaise ”

    • 8 juillet 2014 à 15 h 21 min
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      Oh, ce lieu là est loin d’être laid!
      J’aime beaucoup le patrimoine industriel, à vrai dire. J’adore traverser en voiture et de nuit les quais du port de Rouen : quel spectacle que de voir le vaisseau des raffineries, leurs tuyaux luisants à la lumière des flammes… J’ai quelques souvenirs sublimes (au sens romantique du terme) de ce type, dont je n’arrive pas bien à me rappeler si je les ai réellement vécu ou simplement rêvé…

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  • 5 juin 2015 à 17 h 53 min
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    Cet endroit n’est pas laid ! Cet endroit de la vallée du Cailly, par ailleurs pas très attrayante, est très agréable. Mieux encore est la route des Moulins, sur l’autre vallée industrielle de Rouen, la vallée du Robec

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    • 5 juin 2015 à 18 h 29 min
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      La vallée du Robec, c’est une de mes prochaines excursions à programmer : je l’ai parcourue à vélo avec le GTR, et j’ai très envie d’y revenir à pied pour photographier toutes les traces du passé et faire un joli billet !

      Le cadre est agréable, la promenade historique !

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