Près d’un siècle et demi après la Commune, les photographies des ruines laissées dans la capitale par ces événements continuent à fasciner. Elles dévoilent notre paysage parisien quotidien sous un jour étrange, presque inconcevable à nos yeux : des lambeaux fumants.
Alors que l’histoire de la Commune est assez floue dans la mémoire collective, ces images nous frappent : quelles sont ces scènes apocalyptiques dans les rues de notre « ville-musée » que nous pensons immuable depuis Haussmann?

Durant la « Semaine sanglante », en mai 1871, Paris brûle : le Ministère des Finances, le Palais des Tuileries, le Palais de la Légion d’honneur, la porte Saint-Martin s’embrasent sous l’action des troupes versaillaises et des communards. Au lendemain des incendies, photographes et artistes sont nombreux à accourir pour immortaliser les ruines fumantes des monuments insignes de la capitale.

L’abondance des photographies qui nous sont parvenues en témoigne : il y a eu une production massive d’images autour des événements de la Commune. Mais qu’a-t-on photographié, pour qui et pourquoi?

Se souvenir de la Commune
En 1871, la photographie est assez développée pour être relativement largement pratiquée et l’image fait l’objet d’un abondant commerce. Néanmoins, le matériel, trop encombrant, et les conditions de prise de vue, très contraignantes, ne permettent pas de photographier convenablement le mouvement. Ainsi, de la Commune, il était impossible de photographier les combats. Comme pour la guerre de Crimée, à défaut d’actions, on immortalise les conséquences : Paris en ruines, des cadavres alignés dans des cercueils. L’iconographie de la Commune est posée.

La beauté de la Ruine
Les photographes sont si nombreux sur les ruines fumantes des Tuileries ou de l’Hôtel de Ville que la caricature s’empare de leur silhouette, leur va-et-vient irritant fortement certains chroniqueurs.

Les ruines forment un beau sujet pour ces photographes dont l’œil a souvent été éduqué par les hiérarchies classiques des beaux-arts. Paris dévasté est digne de la ruine antique : on photographie les murs calcinés des palais de l’Empire comme l’on photographie les vestiges archéologiques de Rome, Naples ou Athènes.
« Par un sentiment qu’on nous reprochera, mais que nous pardonnera tout artiste, parce qu’il l’eut à coup sûr éprouvé, nous fûmes avant tout frappés de la beauté de ces ruines » Théophile Gautier, Tableaux de siège, 1871, p. 327

Dans le cadrage ou dans les titres attribués aux images, certaines photographies font références aux classiques de la gravure que forment les Désastres de la guerre de Callot et ceux de Goya, références visuelles incontournables quand il s’agit de figurer l’indicible des conflits.
L’abîme sublime le banal, rend remarquable ce que l’on jugeait autrefois médiocre. Ainsi, Ludovic Hans et J.J. Le Blanc énoncent :
« Une merveille nous y attend [dans la rue de Rivoli]… Le Ministère des Finances qui n’avait jamais été qu’un monument médiocre est devenu une ruine superbe. Le feu est un ouvrier de génie. De cette masse uniforme, géométrique, insolemment régulière, il a fait un édifice mouvementé, décoratif, intéressant. » Ludovic Hans et J.J. Blanc, Guide à travers les ruines: Paris et ses environs, 1871, p. 8

À travers les ruines de la Commune, artistes et intellectuels renouent avec une certaine vision romantique : l’écroulement des emblèmes du pouvoir figure un saisissant aperçu de ce que serait la ruine de leur civilisation.
« Ruiné, incendié, et dévasté, l’Hôtel de Ville reste du moins la plus superbe des ruines parisiennes. Son harmonie primitive a fait place à un pittoresque et funèbre désordre qui serre le cœur, tout en offrant aux yeux un de ces spectacles horriblement beaux que gardent de tels écroulements. […] Épouvante, est-ce bien le sentiment qu’on éprouve? Non: le sentiment artistique est si puissant, le désastre a fait de ces choses somptueuses des choses si belles, qu’on s’arrête et qu’on admire. » Jules Claretie, L’illustration, 22 juillet 1871, p 54-55.

Un marché à conquérir
Au-delà de l’attrait esthétique indéniable qu’offre cet atypique champ de ruines, il y a, pour les photographes de Paris, un marché juteux à conquérir. Pour preuve, entre juin et décembre 1871, quelque 846 photographies ayant pour thème la Commune de Paris sont enregistrées au dépôt légal.
![[Recueil de photographies] Ruines de Paris, mai 1871](http://peccadille.net/wp-content/uploads/2014/09/album_ruine_paris_1871-710x279.jpg)
Elles s’écoulent sur le marché déclinées sous toutes les formes d’éditions et à tous les prix : cartes-albums, vues stéréoscopiques, recueils de vues reliés… Ces mêmes images servent de document de travail aux illustrateurs de tous les journaux de la capitale, à une époque où la photographie ne peut être directement imprimée sans recourir à la gravure. C’est ainsi qu’on les retrouve dans les pages de l’Illustration, du Monde illustré.
Le succès commercial de ces clichés est tel que l’on organise des expositions itinérantes sur le thème des ruines de la Commune, qui voyagent jusqu’à Londres, Liverpool et Cornhill.

Un tourisme de guerre
D’une façon assez surprenante, les désastres de l’Île-de-France suscitent une forme de tourisme inédite : un tourisme de zone sinistrée. Depuis la province ou l’étranger, voici des visiteurs qui inscrivent à leur programme une excursion à Saint-Cloud ou aux Tuileries pour admirer des palais en ruines. Parmi les étrangers, les Anglais sont les plus nombreux à accourir au spectacle. L’agence de voyages Cook leur propose d’ailleurs un tour spécial « ruines de la Commune », très prisé de la clientèle.

Si ces touristes anglais, comme les artistes français, sont pétris de culture classique et romantique et admirent la « ruine moderne », on devine un certain plaisir à voir dans ces destructions la défaite du rival culturel de toujours.
A côtés des photographies, qui s’adressent autant aux étrangers qu’aux Parisiens, fleurissent de nombreux guides destinés à fournir un itinéraire et des explications à propos de ces nouvelles attractions.

La mémoire de l’image, la mémoire politique.
Fascinantes pour le « regardeur » moderne, ces images sont des objets délicats pour l’historien, qui ne saurait les prendre comme une source objective. Produites pour un marché, composées selon certains critères esthétiques, elles résultent d’un regard particulier posé sur la Commune.
Il est d’ailleurs très difficile de connaître l’opinion politique des auteurs de ces clichés. Tout au plus peut-on remarquer qu’ils photographient indifféremment les monuments bombardés par les troupes versaillaises et ceux incendiés par les communards.

La clientèle elle-même trouve dans ces images ce qu’elle y cherche : assouvir une simple curiosité pour le provincial ou l’étranger, conserver un mémento pour l’ancien communard, prouver les méfaits de cet épisode pour le bourgeois.
C’est ainsi que les mêmes images, utilisées à des fins de propagande, peuvent illustrer des textes hostiles à la Commune ou, au contraire, exalter l’attaque du prolétariat contre le pouvoir bourgeois.

Pour aller plus loin
A feuilleter sur Gallica :
- Ludovic Hans et J.J. Blanc, Guide à travers les ruines: Paris et ses environs, 1871.
- Théophile Gautier, Tableaux de siège, 1871.
- Itinéraire des ruines de Paris : Notices historiques sur les monuments incendiés, 1871
- Arnold Henryot, Paris pendant le siège, 1870-1871, 1871.
- [Recueil de photographies] Paris incendié, 1871, édité par A. Jarry, 1871.
- [Recueil de photographies] Ruines de Paris, mai 1871.
- Album photographique des ruines de Paris : collection de tous les monuments et édifices incendiés et détruits par la Commune de Paris, 1871.
- [Recueil de photographies] Wulff le jeune, Les ruines de Paris, 1871.
- [Recueil de photographies] Alphonse Liébert et Alfred d’Aunay, Les ruines de Paris et de ses environs, 1870-1871
Bibliographie :
- Quentin Bajac (dir.), La Commune photographiée, Paris, Réunion des musées nationaux, 2000.
Bonjour,
Cet article est vraiment très intéressant, et je conseille à tous ceux que la thématique de l’esthétique de la ruine en photographie intéresse, de consulter, pour la période contemporaine, cette publication récente : L’esthétique des ruines dans la photographie de guerre, Beyrouth centre-ville une commande exemplaire (L’Harmattan).
Bonjour,
Merci pour cette recommandation : je feuilletterai ce livre (il doit être à la BPI!)
Un grand merci pour votre article qui fait écho aux renouvellements historiographiques faisant place à de nouveaux champs de recherche, celle d’une histoire connectée : la Commune à Paris, dans l’hexagone et dans les territoires sous domination coloniale. Au plaisir de vous lire
A ce propos, et explorant la ville en ruines depuis les travaux d’Haussmann jusqu’aux suites de la Commune, sans négliger le siège prussien, je recommande l’excellent livre d’Eric Fournier, « Paris en ruines ».
La Fabrique de l’histoire a abordé la question en mai.
A côté de la curiosité et du commerce des ruines, ne pas oublier de penser au bilan humain de la Commune.
http://clioweb.canalblog.com/tag/thiers
Bonjour Pecadille, je lis et regarde toujours vos articles avec intérêt. Avez-vous lu « Une forêt vierge en plein Paris », un texte de Camille Flammarion rédigé en 1881 et décrivant les ruines du Conseil d’État et de la Cour des Comptes, rue de Lille ? Le devenir des ruines… C’est réédité dans « Clairs de lune et autre textes », aux éditions des Grands Champs en 2012 – mais cela se trouve peut-être sur Gallica.
Juste un petit détail qui me gêne. Votre phrase « Si ces touristes anglais, comme les artistes français, sont pétris de culture classique et romantique et admirent la « ruine moderne », on devine un certain plaisir à voir dans ces destructions la défaite du rival culturel de toujours. »
Je ne comprendrai jamais l’anglophobie viscérale des Français – n’étant ni Française ni Anglaise, au fond je m’en contrefiche, mais tout de même. Après la paix d’Amiens en 1802, les Anglais ont afflué à Paris qui n’était pas détruit – et la France n’était pas vaincue, loin de là. Ils étaient curieux de (re)voir une ville qu’ils aimaient, de voir ce qu’elle était devenue sous le règne de l’Ogre corse, et de voir au Louvre les milliers d’œuvres pillées par les troupes françaises en Italie et en Allemagne. Le grand, l’immense Turner est d’ailleurs venu lui-même à Paris à cette occasion. Excusez la longueur de cette intervention, mais il y a des détails qui choquent.
Cordialement / Kind regards
Carla Kapsïeva
Bonjour Carla,
Vous avez tout à fait raison : ma tournure est maladroite. Je vais essayer de la corriger pour la nuancer : il devait en effet y avoir autant d’amoureux de Paris désespérés de voir l’état de la ville et de ses chefs-d’oeuvre que de gens qui se réjouissaient d’une telle défaite. Il y a à l’époque une rivalité assez forte entre la France et l’Angleterre (je l’aborde dans l’article sur Gustave Doré et Londres : http://peccadille.wordpress.com/2014/06/18/entre-mythe-et-realite-londres-vu-par-gustave-dore/) mais de là à penser que tous les touristes venaient pour se réjouir des ravages, non…
Je vous rassure, je n’ai personnellement aucune once d’anglophobie (je ne comprends pas non plus la manie de beaucoup de gens à haïr nos voisins allemands et anglais en référence à une histoire antérieure à la construction européenne). Je traduisait juste mal une interprétation historique.
Bonjour,
Encore une fois un article où j’en apprends beaucoup. J’avais saisi la facette « massacre » de la Commune, mais j’ignorais que tant de bâtiments avaient fini incendiés ou détruits ; c’est impressionnant. Tout comme d’apprendre que le tourisme de guerre ne date pas d’hier (malheureusement).
Bonjour,
Merci pour ce très bel article sur Paris après la Commune.
Un généalogiste m’a transmis l’information et je vais faire suivre votre lien auprès des généalogistes qui trouveront des informations ou photos pour agrémenter leur généalogie et retracer la vie de leurs ancêtres parisiens – en indiquant la source de votre page, bien entendu.
Bien cordialement.
Christine
Je vous remercie de votre intérêt et d’avoir diffuser le lien vers cet article.
Bien à vous,
Johanna
Bonjour, Je découvre votre blog à la faveur d’un lien « twitter ».
Je me suis régalé non seulement à la lecture de votre article sur le Paris de la guerre 1870-71 et de la Commune, mais aussi des liens gallica que vous avez eu le bonheur d’y insérer.
A l’heure où notre Histoire est massacrée, remisée aux poubelles de l’inculture mondialiste « téléphage », votre contribution abondamment documentée, bien écrite à la syntaxe et à l’orthographe irréprochables, a ensoleillé ma journée ! Soyez-en remercié ! A vous lire bientôt.
Cordialement,
Christian
Je vous remercie de ces compliments.
Cordialement,
Johanna
L’esthétique de la ruine n’a pas d’écho que dans le « tourisme de guerre » (qui si je me souviens bien est un truc de BOURGEOIS à l’époque déjà, tout le tourisme )(la bourgeoisie internationale, déjà à l’époque , comme maintenant on parle de mondialisation financière )
il y a les zombies, arrière-arrière-arrière petit fils de Frankenstein.
Pourrait-on prétendre que les romantiques sont les précurseurs des Bobos ?
Sinon pour ceux qui veulent sortir un peu des faits culturels des villes (bourgeois), on peut voir des ruines dans les friches industrielles. Les arts populaires s’en sont d’ailleurs assez largement emparés : clip vidéo de rock, tournage de séries…
L’esthétique de la ruine … elle se trouve par exemple dans le roman picaresque, doit-on rire des malheurs de ces types affamés dans une société qui fut opulente et qui s’est écroulée ?
Les ruines de guerre n’inspirent pas forcément l’émotion ethétique : Gaza fait plutot penser à un terrain vague qu’au Colisée (mème si le colisée me fait plus penser à l’école de l’aviation en Argentine qu’à Guignol rencontre Martine au square, mais bon c’est personnel ).
Lesquelles par exemple ? je pense quand mème que c’est les symboles d’un pouvoir abattu qui sont les plus sexy. Qui ne rève pas de voir les palais de Bachar el Assad en ruines ? Le palais de Ceaucescu ne serait-il pas plus beau avec des ouvertures en Façade ?
Vous pleurez sur des ruines, et les 25 000 parisiens tués pendant les combats par les troupes coloniales monarchistes françaises ?
Guy Viard.
Bonjour Monsieur,
Il ne s’agit que d’un regard sur les photographies qui font suite à la Commune, pas d’un cours d’histoire sur tous les aspects de la Commune.
L’objectif des billets « en surfant sur Gallica » est de proposer une exploration d’un document ou d’un corpus de document numérisé par la bibliothèque national de France.
Ici, le sujet était les photographies des ruines de la Commune comme objet éditorial, commercial et esthétique. Cela ne m’émpêche pas d’avoir une pensée pour les vies humaines gâchées par les désastres des guerres…
Si on élargit les sources jusqu’à la gravure, il y a le grandiose « Paris et ses ruines » édité par Charpentier, dix ans après le fameux « Paris dans sa splendeur ». 12 planches rougeoyantes des principaux bâtiments détruits par le feu à cette occasion.
Mais je ne parviens pas à le trouver sur Gallica.
Bonjour,
Cette référence me dit quelque chose, je me demande si je ne les ai pas déjà vues quelque part… A la bibliothèque de l’école des Beaux Arts ? Si vous avez le nom du graveur, essayez dans la base Cat’z’art!
Encore un très chouette article. Tu fais vraiment bien de les remettre en avant de temps en temps pour ceux qui ne te suivent pas depuis le début. Pour ma part, je ne peux m’empêcher de penser à la mode de l’urbex qui prend toujours plus d’ampleur depuis une vingtaine d’année…