Lors d’une visite de l’immense Victoria and Albert Museum, consacré aux arts décoratifs, il ne faut pas manquer de se perdre dans les vastes Cast Courts où sont rassemblées les collections de moulages du musée. Négligés tout au long du XXe siècle, ces artefacts regagnent, depuis deux décennies, leurs lettres de noblesse. Au milieu d’une forêt de plâtres, immergez-vous dans l’ambiance victorienne et redécouvrez l’intérêt de la copie et du multiple.

Les deux Cast Courts du Victoria and Albert sont parmi les plus marquants souvenirs que j’ai gardés de ce musée. En 1873, l’architecte de ces galeries allait jusqu’à affirmer que la première vision des Cast Courts produit une impression comparable à celle que provoque la première apparition du Mont-Blanc !

Une collection de moulages en plâtre
Dès son ouverture en 1852 à South Kensington, le musée présente, mêlés aux œuvres originales, de nombreux plâtres. Ces copies moulées sont destinées à combler les lacunes de la collection : ils témoignent de chefs-d’œuvre célèbres de la sculpture dont les originaux sont conservés dans d’autres pays ou reproduisent des artefacts représentatifs de courants artistiques dont le musée ne possède aucun ou peu de témoins. La présence de ces moulages répond à l’impératif fixé à la création de ce musée des arts décoratifs et industriels : être un lieu d’enseignement et d’inspiration pour les artisans et artistes, assurant ainsi le dynamisme de la production nationale.

Alors que les premiers moulages rejoignent le musée au gré des opportunités, les décennies 1860 et 1870 sont marquées par une volonté de développement systématique et réfléchi des collections de plâtres. Les conservateurs établissent une liste des moulages dont la mise en exposition serait bénéfique. Certains sont réalisés sur commande du musée, tandis que d’autres sont achetés à des entrepreneurs en moulages français, allemands ou italiens.

Le marché de la copie est alors florissant en Europe : la seconde moitié du XIXe siècle est en effet marquée par la constitution, à travers tout le continent, de musées de copies semblables à celui du Victoria and Albert. En France, par exemple, le Musée des moulages de Lyon, le Musée des monuments français (aujourd’hui intégré à la Cité de l’architecture) ou encore la Galerie de Sculptures et des Moulages de Versailles en témoignent. Dans ce contexte, les institutions culturelles ont pris l’habitude d’échanger des copies, une pratique structurée en 1867 par une « Convention internationale pour promouvoir universellement la reproduction d’œuvres d’art », signée par quinze états européens.

Au Victoria & Albert, conséquence de cet effort d’enrichissement, les moulages sont rapidement trop nombreux pour être tous exposés dans les salles : il devient clair qu’ils nécessitent un espace réservé. C’est ainsi que les Cast Courts sont projetés, puis inaugurés en octobre 1873. Il s’agit de deux grandes cours vitrées, desservies par des galeries hautes permettant d’observer les moulages depuis les étages. À l’exception de la première galerie, les coursives hautes ne sont malheureusement plus ouvertes au public depuis qu’elles ont été transformées en réserves.
La valeur de la copie
La pièce majeure, qui suscite la plus forte impression sur les visiteurs, est sans conteste la copie de la colonne Trajane, moulée en 1864. Le monument antique romain, dont l’original mesure 35 mètres de haut, a ici été coupé en deux pour entrer sous la verrière. Cette disposition, originale par rapport aux autres musées de moulages (on montre habituellement les reliefs à hauteur d’homme, comme au musée de Rome), a été très critiquée dès l’ouverture des Cast Courts. S’il n’est pas facile d’observer toutes les faces de la colonne, on admire tout de même des reliefs en meilleur état que ceux de l’original, qui a continué à se dégrader depuis 1864…
C’est là l’un des grands intérêts aujourd’hui reconnus aux collections de moulages : elles nous restituent l’état de monuments et de sculptures dans la seconde moitié du XIXe siècle. Depuis 150 ans, certains de ces originaux, exposés aux intempéries, à la pollution ou à la guerre, se sont dégradés, s’ils n’ont pas tout simplement disparu. On comprend dès lors mieux la valeur de ces copies, dont certaines sont élevées au rang de « nouvel original », à l’instar du Christ lavant les pieds des apôtres de Lübeck (XVe siècle) dont le moulage du Victoria and Albert est le dernier témoignage. Il est fréquent qu’un moulage soit étudié pour préparer la restauration d’un original : la copie devenant une source de choix pour comprendre l’œuvre originale.


Une histoire du goût
Tout au long du XXe siècle, les collections de moulages, passées de mode et dénigrées par l’enseignement « moderne » de l’art, ont beaucoup souffert. Ainsi la collection du Victoria and Albert est un des rares ensembles européens à avoir traversé le siècle sans être reléguée dans une cave. Depuis deux décennies, l’intérêt pour ces moulages s’est renouvelé, notamment sur le plan de l’historiographie. Reflet des goûts d’une époque, ils témoignent de la manière d’écrire et de présenter l’histoire de l’art. Destinées à produire un discours didactique sur l’art, les collections de moulages étaient composées de façon réfléchie : les conservateurs établissaient des listes d’œuvres à obtenir, c’est-à-dire digne d’être enseignées. Ces grandes collections européennes de copies reflètent donc le goût et la manière d’écrire l’histoire de l’art de chaque nation, même si, lorsqu’on les étudie, il faut prendre en compte les impératifs économiques et la disponibilité des œuvres sur le marché, deux facteurs ayant souvent contraint la constitution des collections.
Dans le cas du Victoria and Albert, on observe une évolution des acquisitions tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle : alors que les premières acquisitions sont concentrées sur la sculpture d’ornement de la Renaissance italienne, les conservateurs élargissent leur choix à la sculpture figurative en contexte architectural de l’époque médiévale et de la Renaissance. En revanche, les œuvres maniéristes et baroques resteront toujours minoritaires. Une autre particularité est d’avoir réservé une place restreinte à l’art anglais et écossais, pour concentrer l’attention sur l’art italien et français, alors même que les collections de moulages étaient souvent, comme au Musée des Monuments français, une manière d’exalter le génie national.

À savoir : une promenade romantique dans l’enchevêtrement des moulages ne vous coûtera rien, car le Victoria and Albert, à l’instar de tous les grands musées londoniens, est gratuit.
L’article est excellent comme d’habitude et il attire l’attention sur un aspect important de l’histoire, qui est la copie. De plus les photos sont très belles et donnent l’impression réaliste de se promener dans le bric-à-brac d’un brocanteur.
merci du conseil