A l’ombre de la tour de Nesle

Sa silhouette est entrée dans la légende du Paris d’autrefois : construite sous Philippe Auguste, la Tour de Nesle s’est fièrement dressée dans le ciel parisien durant quatre siècles et demi, avant de laisser place au Collège des Quatre Nations (aujourd’hui l’Institut de France). Élément marquant et pittoresque du paysage, elle a marqué des générations d’artistes, qui se sont plu à la représenter.
Détruite en 1665 mais jamais totalement oubliée, elle renaît dans la littérature au XIXe siècle. Attachée à de bien sombres légendes, elle pénètre la culture populaire sous des formes parfois inattendues, au point de devenir un archétype du Paris disparu.
La bibliothèque Mazarine lui consacre jusqu’au 14 décembre 2014 une exposition : sur le lieu même du « crime », nous sommes invités à suivre l’enquête pour démêler la légende de l’histoire, l’imaginaire du réel. 

Callot Pont Neuf Tour Nesle Paris 1630
Jacques Callot, Vue du Pont Neuf, vers 1629-1630, eau-forte, Gallica/BnF (détail)

C’est l’histoire d’une tour de Paris, comme il en existait une dizaine dans le paysage médiéval de la Cité. Toutes ou presque ont disparu, et elle seule demeure ancrée dans l’imaginaire collectif, popularisée au XVIIe siècle par quelques vues topographiques gravées et, deux siècles après sa destruction, par la littérature et le théâtre.

Théodore de Robville, Histoire complète de la tour de Nesle, 1861 (frontispice et page de titre)
Théodore de Robville, Histoire complète de la tour de Nesle, 1861 (frontispice et page de titre)

Une enceinte pour défendre Paris

Au début du XIIIe siècle, Philippe Auguste dote Paris d’une enceinte défensive de cinq kilomètres de long. L’entrée fluviale de la ville, à l’ouest, est un point sensible. Si la Seine est un axe économique indispensable à la prospérité de la cité, c’est aussi le point de faiblesse de sa défense : au cours des siècles précédents, c’est par là que les Vikings ont pénétré Paris. Quatre tours fortes sont donc bâties sur les deux rives : la tour du coin, près du Louvre, et face à elle, la Tour de Nesle. À l’opposé, la tour Barbeau et la tour des Tournelles ferment la ville à l’est.

Tour Nesle Paris 1530 Plan Braun
Détail du plan de Braun représentant Paris, vers 1530, Cologne, vers 1572, Bibliothèque Mazarine

On ne connaît pas bien l’aspect primitif de la tour de Nesle, qui s’appelait alors Tour Philippe Hamelin. Si la tour a conservé son aspect défensif jusqu’au XVIIe siècle, elle a été très remaniée au XVe siècle. Or, les plus anciennes descriptions que l’on en connaît sont postérieures à ces travaux. La tour primitive devait mesurer 25 mètres de haut et 10 mètres de diamètre. Il est probable qu’elle comportait trois étages. Entre 1360 et 1400, sous la menace anglaise (nous sommes en pleine guerre de Cent Ans), l’enceinte est renforcée et un tourillon est ajouté à la tour de Nesle, lui conférant cette silhouette particulière que les artistes des siècles suivants se plairont à exagérer, exaltant un certain pittoresque.

Sentence arbitrale entre l'évêque de Paris et l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés mentionnant la "tornella Philippi Hamelini", janvier 1211, Archives Nationales
Sentence arbitrale entre l’évêque de Paris et l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés mentionnant la « tornella Philippi Hamelini », janvier 1211, Archives Nationales

De nombreux documents d’archives (chartes, baux, actes) racontent l’histoire de la Tour et des bâtiments qui l’entouraient, dont l’hôtel du comte de Nesle, qui donna son nom au lieu. Bâti dans la seconde moitié du XIIIe siècle, il sera plusieurs fois remanié et reconstruit à mesure qu’il changeait de mains (le plus souvent royales : il sera la résidence de plusieurs reines veuves). La Tour, quant à elle, est confiée à l’entretien de la ville ; à partir du milieu du XVe siècle à des particuliers qui y résident. Les archives décrivent les lieux qu’ils occupent, les tracasseries de voisinage et les travaux qui modifient progressivement la Tour, l’enceinte et la porte, ouverte à une date inconnue. Les locataires sont des officiers de la maison royale, des marchands et des bourgeois de Paris. En cas de danger, ils sont tenus d’organiser le guet et de participer à la défense.

La disparition de la tour de Nesle

Au XVIIe siècle, l’enceinte de Philippe Auguste n’est plus utile à la défense de la ville. Vieille de quatre cents ans et très dégradée, elle semble obsolète, d’autant que la ville s’étend de plus en plus hors les murs. Au milieu du siècle, on envisage donc de raser la tour pour prolonger le quai des Grands Augustins. Mais c’est finalement un projet beaucoup plus ambitieux qui va mener à la disparition de la tour de Nesle : celui de la construction du Collège des Quatre Nations.

Le Vau Plan Nesle Quatre Nations
Le Vau, Plan général des bâtiments construits et projetés avec les vestiges de la tour de Nesle, 23 juin 1665, Archives nationales (détail)

En 1661, Mazarin meurt. Il a destiné toute sa fortune à la fondation d’un collège, celui des Quatre nations, qui abritera également sa bibliothèque. Aucun lieu n’a été défini pour sa construction. Louis Le Vau, chargé par Colbert du chantier, propose le site qui fait face au Louvre, à savoir l’emplacement de la Tour de Nesle. Pour édifier le superbe palais que nous connaissons (et qui abrite aujourd’hui l’Institut de France et la bibliothèque Mazarine), il fait détruire la tour entre 1663 et 1665. Cependant, auparavant, Louis Le Vau réalise des relevés très précis de son architecture. Ces dessins, inestimables témoignages pour les historiens, prouvent un certain intérêt archéologique de la part des érudits pour la tour de Nesle. Henri Sauval (1623-1676), auteur d’un des fameux guides de la ville, déplore sur plusieurs pages la disparition de ce monument emblématique, auquel il assiste, impuissant.

Tour Nesle Paris Le Vau
Le Vau, Vue de la tour de Nesle, 23 juin 1665, Archives nationales

Le peu de compte qu’on en fait [des tours] est tel qu’il n’y a que trois jours qu’on a ruiné la Tour de Nesle, et celle tour vis à vis, de l’autre côté de la rivière (…), si vénérables par leur ancienneté, sans que personne ait songé à remontrer qu’on devoit avoir quelque respect pour ces sortes de monuments

Henri SAUVAL, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris1724, t. III.

Représentation et survivance de la silhouette de la tour de Nesle

La tour de Nesle apparaît dans une dizaine de miniatures et de peintures des XVe et XVIe siècles. On distingue par exemple sa silhouette dans les enluminures de Jean Fouquet pour les Grandes Chroniques de France et le Livre d’Heures d’Étienne Chevalier. Elle participe alors à des scènes bien antérieures à sa construction comme le partage du royaume de Clotaire Ier ou la vie de Dagobert.

Tour Nesle Jean Fouquet chroniques France
Atelier de Jean Fouquet, « Partage du royaume de Clotaire Ier entre ses quatre fils » dans les Grandes chroniques de France, vers 1455-1460, Bibliothèque nationale de France

La silhouette de la tour séduit beaucoup les peintres flamands et hollandais séjournant dans la capitale française : on la retrouve ainsi dans un charmant petit tableau flamand anonyme (autrefois attribué à Frans II Pourbus) qui figure des patineurs sur la Seine durant l’hiver 1608, exceptionnellement froid.

Patineurs Seine 1608 Louvre Tour Nesle
Anonyme, Patineurs sur la Seine, 1608, huile sur bois, Musée Carnavalet (détail)

Elle figure comme décor d’arrière-plan lorsqu’Abraham Bosse représente quelques-uns des personnages singuliers qui peuplent la capitale : un piquier de la garde française et un porteur de bois. Ici, la silhouette de la tour situe la scène dans le cadre connu de la ville.

Piquier Bosse Louvre Nesle
Abraham Bosse, Les Gardes-françaises : le piquier, vers 1631, Gallica/BnF (détail)

C’est paradoxalement alors que la tour se dégrade que les artistes vont en donner les plus belles représentations, notamment dans le domaine de l’estampe.

Callot Pont Neuf Tour Nesle Paris 1630
Jacques Callot, Vue du Pont Neuf, vers 1629-1630, eau-forte, Gallica/BnF

Sa silhouette forme un élément pittoresque prisé des graveurs de vues topographiques, un genre à la mode. Les aquafortistes Jacques Callot et Israël Silvestre en offrent de nombreuses vues durant la décennie 1630. Leur vision va former un archétype, sur lequel s’appuieront bon nombre de représentations ultérieures. L’un comme l’autre exagèrent l’état de ruine de la tour, au sommet de laquelle pendent les draps des lavandières. Au premier plan s’agite le petit peuple de la Seine, trahissant l’importance économique du fleuve dans la vie de la cité.

Callot, Louvre Tour de Nesle, Paris, 1630
Jacques Callot, Vue du Louvre, vers 1629-1630, eau-forte, Gallica/BnF

Du souvenir à la légende : la Tour sous la plume du XIXe siècle

Au XIXe siècle, près de 170 ans après avoir disparu du paysage parisien, la tour de Nesle renaît sous la plume des écrivains et va bientôt devenir un élément fort de la culture populaire. Cette tour de Nesle réinventée et romantique pose ses fondations sur l’image pittoresque héritée de Callot et sur un terreau de légendes noires qui se sont agrégées aux souvenirs historiques…

Paul Couder, Histoire de la Tour de Nesle, 1868, Gallica/BnF
Paul Couder, Histoire de la Tour de Nesle, 1868, Gallica/BnF

En 1314, les brus de Philippe Le Bel, soupçonnées d’adultère, sont emprisonnées et leurs amants exécutés. La légende fixe le lieu de ces amours interdits dans une tour au bord de la Seine, progressivement identifiée comme la tour de Nesle. À cette première légende s’en ajoute une autre, celle d’une Reine de France nymphomane, qui séduisit une centaine d’étudiants. Au terme d’une nuit d’amour, elle précipitait chacun d’eux dans la Seine, jusqu’au jour où elle fut démasquée par l’universitaire Buridan. Là encore, le lieu de débauche est identifié comme la tour de Nesle. Plusieurs reines de France n’ont-elles pas séjourné dans les hôtels du Petit et du Grand Nesle, tout proches ?

Théatre de la Gaité [...] La Tour de Nesle, drame en 5 actes et 10 tableaux d'Al[exan]dre Dumas & Fie Gaillardet. 1882
Théatre de la Gaité […] La Tour de Nesle, drame en 5 actes et 10 tableaux d’Al[exan]dre Dumas & Fie Gaillardet. 1882

Au XIXe siècle, ces deux légendes forment un terrain fertile pour l’imagination romantique : alors que le Paris médiéval est mis à la mode par Victor Hugo, la tour de Nesle va devenir un décor privilégié des intrigues de romans et de théâtre. En 1832, Fréderic Gaillardet soumet à Harel une pièce intitulée La tour de Nesle. Ce dernier fait retoucher le texte par Alexandre Dumas et la pièce est montée au théâtre l’année même.

Eugène Du Faget, La tour de Nesle : quatre maquettes de costumes, 1832, aquarelle et rehauts de gouache, BnF/Gallica
Eugène Du Faget, La tour de Nesle : quatre maquettes de costumes, 1832, aquarelle et rehauts de gouache, BnF/Gallica

La tour de Nesle, pour la paternité de laquelle Dumas et Gaillardet se battront longtemps, est jouée plus de 700 fois avant d’être interdite en 1853 pour immoralité. Meurtres, incestes et autres faits sordides auraient inspiré des crimes… L’immense succès de la pièce lui vaudra d’être adaptée en romans, feuilletons, parodies… et de pénétrer ainsi la culture populaire. Les illustrateurs et graveurs s’appuient sur l’archétype iconographique mis en place par Jacques Callot pour offrir une vision sombre et romantique de l’édifice. En 1889, une fausse tour de Nesle est bâtie à la Motte-Piquet Grenelle : avec une reconstitution du Grand Châtelet et de la Bastille, elle forme une attraction prisée où l’on donne des spectacles en lien avec l’histoire.

Tour de Nesle... avenue Lamotte Piquet..., Affiche, 1890, Gallica/BnF
Tour de Nesle… avenue Lamotte Piquet…, Affiche, 1890, Gallica/BnF

L’image de la tour se décline dans la publicité : elle orne les cartes des chocolats Poulain. L’imagerie Pellerin propose dans son catalogue une maquette de la tour en 1600.

Viollet Le Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, tome IX, 1868, INHA
Viollet Le Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, tome IX, 1868, INHA

Parallèlement à ces représentations populaires et fantasmées, plusieurs érudits se lancent à la recherche de la « vraie » tour de Nesle, épluchant les archives pour reconstituer sa silhouette archéologique. Alexandre Lenoir tente en 1838 de retrouver le tracé originel de l’enceinte, tandis que Bonnardot publie en 1852 une Dissertation archéologique sur les anciennes enceintes. Viollet-le-Duc restitue la tour de Nesle pour une des illustrations de l’entrée Tour de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle. Dans sa suite, Hoffbauer tente à son tour des reconstitutions gravées, qui auront une belle place dans son ouvrage Paris à travers les âges.

Hypothèses de reconstitution de la Tour de Nesle, images de synthèse réalisées pour l'expo.
Hypothèses de reconstitution de la Tour de Nesle, images de synthèse réalisées pour l’expo.

L’exposition présentée jusqu’au 14 décembre 2014 à la Bibliothèque Mazarine nous invite à redécouvrir la tour de Nesle et reprend cette enquête où demeurent encore bien des parts de mystères. Une cinquantaine de documents (archives, livres, estampes, affiches) donnent à voir l’histoire de la tour, de ce que nous savons de sa réalité historique à la vision romantique qui en a été donnée, montrant bien comment s’est opéré ce long glissement de la réalité à la légende. L’exposition est accompagnée par un catalogue très riche qui fait le point sur la somme des connaissances sur la tour.

2 réflexions sur “ A l’ombre de la tour de Nesle ”

  • 28 novembre 2014 à 10 h 49 min
    Permalink

    Passionnante évocation du Paris ancien ; les illustrations sont à la hauteur de l’article. Mais étonnant qu’il ait fallu 700 représentations pour qu’on s’aperçoive de l’immoralité de la pièce !

    Réponse
    • 28 novembre 2014 à 10 h 58 min
      Permalink

      La censure c’est toujours compliqué : c’est immoral, mais ça passe, et puis la situation politique change, l’opinion se durcit, il y a un drame dans l’actualité et ça relance la censure !

      Le billet était déjà très long, donc je n’ai pas développé, mais il y a eu une affaire sordide de viol en 1844. Les violeurs se réclamaient des personnages de la pièce et ça a relancé le débat.
      Si je trouve des documents sur l’affaire, j’y consacrerai un billet spécifique.

      Réponse

Laisser un commentaire