Il semblerait presque qu’une invention de Jules Verne ait envahi une vue gravée de Paris comme en produisaient de nombreux aquafortistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Nous sommes à l’extrémité nord de la place de la Concorde. La façade latérale du ministère de la Marine se dresse, massive, à notre gauche. Le ciel est dégagé, le temps clair. Mais la foule s’agite : tous ont les yeux braqués vers le ciel. Les chevaux de la garde s’affolent tandis que des coups de fusil détonnent. On tire en l’air. Dans le ciel a surgi un étrange cortège d’êtres volants : entouré d’un escadron de poissons, un char tiré par sept chevaux survole Paris. À ses côtés vogue une pirogue mue par des ailes.
Vision fantasmagorique d’un Paris envahi de créatures étranges, cette estampe est l’œuvre d’un graveur fameux et torturé, Charles Meryon, figure emblématique et singulière, qui illustre le renouveau de l’eau-forte au milieu du XIXe siècle.

Une vocation tardive
Officier dans la marine, Charles Meryon (1821-1868) quitte l’armée à vingt-sept ans pour se consacrer à sa passion, l’art. Excellent dessinateur, c’est avec douleur qu’il découvre son daltonisme alors qu’il se lance en peinture. Contraint d’abandonner ce médium, il se tourne vers l’eau-forte, technique à laquelle il est initié par le graveur Eugène Bléry. L’œuvre gravé de Meryon, qui compte quelque cent deux numéros, est presque exclusivement consacré à Paris. Dans le goût de son époque pour le « Paris qui s’en va », ces estampes immortalisent, comme les photographies de Charles Marville ou de Charles Nègre, la ville ancienne qui va bientôt disparaître dans les grands travaux d’Haussmann.

Les vues topographiques de Meryon se caractérisent par leur précision et leur écriture fouillée. Soucieux du détail, l’artiste travaille souvent d’après des relevés qu’il réalise sur place à l’aide d’une camera lucida. Dans l’atelier, il recompose le paysage pour en accentuer la monumentalité et, parfois, lui insuffler une touche dramatique. Ce jeu de recomposition transparaît clairement lorsqu’on compare les vues gravées aux clichés de ses contemporains. Ainsi, dans la vue du Petit Pont, Meryon étire les tours de la cathédrale au point de lui conférer une silhouette inquiétante.

Le basculement dans le fantastique… jusqu’à la paranoïa ?
Gravement atteint par des troubles mentaux, Meryon effectue à partir de 1858 des séjours réguliers à l’hôpital psychiatrique. Il décédera dix ans plus tard dans une très grande misère. Dix ans pendant lesquels il ne cessera de graver. Dans certaines estampes de cette période trouble de sa vie, il teinte ses vues topographiques de Paris d’apparitions fantasmagoriques. D’état en état (il n’est pas rare que Meryon les multiplie jusqu’à la dizaine), les cieux se transforment, les nuages se meuvent, se peuplent d’inquiétants oiseaux, de cortèges de ballons ou de créatures fantastiques, parfois allégoriques.
Il y a là un paradoxe : d’un côté, Meryon inscrit ses créations dans le registre de la vue topographique précise et véridique, tandis que de l’autre, il les rattache à la tradition des caprices de Callot ou de Goya. Hybrides, entre deux genres, les estampes de Meryon ont intrigué, voire gêné ses contemporains.

Que signifient ces figures fantastiques ? Pourquoi Meryon intégrait-il dans ses vues topographiques d’une apparente objectivité des éléments surnaturels ? Peut-on simplement attribuer cela à sa folie ?
De son vivant déjà, l’interprétation de ces planches mystérieuses a suscité bien des commentaires. Aujourd’hui encore, elles font couler beaucoup d’encre. Longtemps, l’archétype de l’artiste maudit et paranoïaque, auquel le graveur était associé a conditionné la lecture de ses œuvres : les figures fantastiques qui y surgissent ne pouvaient qu’être le produit d’un dérèglement psychologique. Récemment, l’historien de l’art Philippe Junod a proposé une autre interprétation qui a le mérite de replacer Meryon dans un contexte plus large. L’allégorie personnifiée est un ressort employé chez d’autres artistes de la même période : Chifflard, Prud’hon, Raffet en usent dans diverses toiles. L’originalité de Meryon réside donc dans cette confrontation des figures allégoriques à la précision topographique de ses vues, et cette tension entre deux genres, deux registres serait la source de l’incompréhension de ses œuvres.
L’interprétation demeure cependant extrêmement délicate, tant Meryon s’est employé à brouiller les pistes : il a laissé derrière lui des centaines de notes, lettres, archives diverses dont le contenu devrait nous éclairer sur la signification de ses œuvres. Il n’en est rien car si cette documentation autographe offre parfois une clé de lecture, elle brouille le plus souvent les pistes. Dans une lettre qu’il adresse à Philippe Burty, le célèbre critique d’art, Meryon insiste sur l’importance de chaque détail, même d’apparence insignifiant : tous cacheraient un sens caché… qu’il ne délivre jamais tout à fait : tantôt il insiste sur l’importance d’une inscription, plus loin il se dérobe à fournir son explication par une pirouette allusive.

Le pont au change
A partir de 1854 et pendant plusieurs années, Meryon travaille à une vue du Pont au Change et de la Conciergerie. Dès le premier état, le cadre urbain est placé : une vue topographique précise et on ne peut plus classique. Les modifications de la composition, au fil des douze états qui se succèdent jusqu’en 1861, ne concernent que l’activité fluviale et le ciel.

Du deuxième au douzième état, le ciel va se peupler tour à tour de nuées d’oiseaux (canards sauvages, mouettes, aigles), formant un cortège menaçant, avant de laisser place à de nombreux aérostats, invention à laquelle Meryon vouait une véritable passion. Au premier plan, la présence d’une barque attire l’œil vers un drame : un homme se noie dans la Seine. Serait-ce une représentation de Meryon lui-même, usant du ressort traditionnel de représentation de l’artiste incompris en noyé ? Ici, ni la justice, figurée par la solide Conciergerie, ni le progrès, incarné par les aérostats, dont un porte, le temps de quelques états le nom d’« Espérance », ne sauveront la victime.






La Tourelle de l’École de Médecine
La Tourelle de l’École de Médecine est l’œuvre la plus cryptique de Meryon, qui la considérait comme son chef-d’œuvre, ainsi qu’il le confie dans une lettre adressée à Philippe Burty. Cette estampe figure un haut lieu de l’histoire révolutionnaire : la maison où serait mort Marat (c’est en fait une erreur historique, l’immeuble où s’est déroulé cet événement est quelques numéros plus loin). Au moment où Meryon grave cette vue, la bâtisse est promise à une destruction prochaine pour laisser place à l’amphithéâtre de médecine. L’artiste, avec une grande fidélité, figure ce morceau de Paris en sursis.

Dans les douze états qu’il réalise, il multiplie les détails étranges : une inscription sur un mur, deux couvreurs sur un toit et surtout une Justice perdant son glaive devant la liberté, un putto dans les airs. Il souligne le caractère capital de certains de ces détails à Burty, sans jamais clairement en dévoiler la signification. Philippe Junod, au terme d’une enquête minutieuse, y lit l’expression des idées politiques de Meryon, opposé à Napoléon III et adepte des théories utopistes d’Étienne Cabet : un tas de petits détails iconographiques (le nombre de personnage dans la voiture, les figures volantes, les inscriptions sur la façade de l’immeuble…) formant un ensemble d’éléments codés, si complexe qu’il me semble impossible de les détailler ici. Dans les deux ultimes états (9ème et 10ème), qui ont fait l’objet de la plus importante diffusion, la plupart de ces étrangetés ont disparu.

Retour à l’ordre
Si le caractère fantastique des estampes de Meryon a séduit des intellectuels tels que Victor Hugo ou Baudelaire, il n’était pas dans le goût du grand public. Afin d’assurer des débouchés commerciaux aux compositions, les éditeurs exigeaient de Meryon qu’il modifie ses planches jusqu’à faire disparaître toute trace inquiétante. Ainsi, les derniers états des planches sont presque invariablement marqués par un « retour à l’ordre », plus conforme au goût du public pour la vue pittoresque. Il est cependant probable que Meryon réservait à une clientèle éclairée et friande de rareté les tirages d’états et leurs myriades d’infimes variations.
À ce titre, le Ministère de la Marine, gravé en 1865, l’une des dernières estampes de Meryon, fait figure d’exception : son ultime état, qui fut diffusé dans la presse, garde la trace de toute la fantasmagorie de Meryon. Comme à son habitude, l’artiste avait multiplié les modifications, jouant sur les effets nuageux dans le ciel et le peuplant de figures fantastiques et menaçantes : un cortège formé de chevaux, poissons et pirogues volant.
Dans cette planche de nombreux éléments semblent faire écho à sa propre vie : le ministère fait référence à son passé d’officier, la foule qui s’agite semble évoquer le douloureux souvenir des émeutes de 1830 auxquelles il a assisté enfant et la déception de l’échec de la Révolution de 1848. Quant à la pirogue qui navigue en plein ciel, c’est une réminiscence de celles qu’il a pu voir dans sa jeunesse en Nouvelle-Zélande.
Cette planche forme le testament de Meryon. À sa mort, il fut donc décidé qu’elle serait publiée telle quelle dans la revue l’Artiste.

Au delà de son aspect énigmatique, qui séduisit Baudelaire et Hugo, l’œuvre de Meryon doit être considérée comme celle d’un rénovateur de l’eau-forte. En effet, il est, avec Bracquemond et Bresdin, l’un des premiers à ne vivre que de son statut de graveur original, c’est à dire à la fois auteur du motif et de la gravure, sans avoir recours à d’autres formes d’activité artistique. En cela, ils forment véritablement des figures pionnières de l’estampe de la seconde moitié du XIXe siècle.

L’œuvre de Charles Meryon, dont la bibliothèque nationale conserve un bel ensemble, a été numérisé et s’admire sur Gallica.
Pour aller plus loin
- 184 dessins et estampes de Charles Meryon conservés par la Bibliothèque nationale de France et numérisés sur Gallica.
-
Junod P., « Meryon en Icare ? Hypothèses pour une lecture de la Tourelle, rue de l’École-de-médecine », Chemins de traverse: essais sur l’histoire des arts, Gollion, Infolio éditions, coll.« Archigraphy », 2007, p. 53‑82.
Beau décryptage d’une œuvre qui demeure mystérieuse à bien des égards – et c’est tant mieux !
Je conseille vraiment le livre de Junod : c’est un éclairage fort intéressant sur l’oeuvre de Meryon (mais un peu difficile à lire à mon goût)
« les éditeurs exigeaient de Meryon qu’il modifie ses planches jusqu’à faire disparaître toute trace inquiétante. »
lol, aujourd’hui ils ont fabriqué Rihanna, « ça va mieux »…
Le cas de Meryon est simple: une personne cultivée qui a pris un goût excessif pour ce qu’il sait éphémère, et souhaite absolument retenir, contre le gré du bon sens.
Il y a un côté narcissique développé dans ces associations, dont lui-même ne se souviendrait plus des « significations », de ce qu’il a dit, et qu’il a fait l’effort de néanmoins livrer dans une forme, c’est son admiration pour ce qui le dépasse.
C’est le très beau témoignage d’un être, et donc sa seule vision, celle qu’il nous fait partager.
Merci.
Un autre artiste, immense, Albert Pinkham Ryder, qui a synthétisé sa vision jusqu’aux bords du cadre, c’est sûr, lol, mais qui nous conduit bien au-delà…
Il faudrait tenter une monographie, montrer ses oeuvres fragiles à travers de bonnes reproductions dans un ouvrage conséquent, sans psychologisation hasardeuse.
Ce qu’il a compris est énorme.
Encore une découverte passionnante 😉
Le Gif pour montrer les différents états est bien complémentaire de la présentation « figée », chouette idée !
Merci pour ce commentaire Mealin. C’était mon premier Gif, je me suis bien amusée, mais maintenant j’aimerai bien en refaire un plus « propre » : il faut vraiment que je m’installe un logiciel de retouche photo !
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