Un soir au Musée d’Orsay, tête à tête impressionniste

Début d’été, il fait beaucoup trop chaud à Paris : le jour, je me réfugie dans la fraîcheur des bibliothèques, le soir je profite de celle des musées. Le jeudi soir, c’est le musée d’Orsay qui fait nocturne. D’habitude, j’aime déambuler dans le hall et les espaces adjacents, mais ce soir, exceptionnellement, ce sont les impressionnistes que je veux voir. Cela fait plusieurs semaines que je travaille sur Pissarro et Sisley et je ressens le besoin d’être face à leurs œuvres. D’habitude la galerie des impressionnistes est noire de monde, mais en nocturne l’ambiance au cinquième étage est toujours un peu plus calme. Je sais que je ne verrai pas les raboteurs de parquet de Caillebotte, une de mes œuvres préférées, partie en voyage aux États-Unis pour quelques mois : elle reviendra en octobre, pour mon anniversaire.

La galerie des impressionnistes quelques instants avant la fermeture du Musée d'Orsay
La galerie des impressionnistes quelques instants avant la fermeture du Musée d’Orsay

La galerie du cinquième étage, c’est un cours d’histoire de l’impressionnisme mis sur les murs. Tout y est : les signatures prestigieuses, la touche claire, les portraits des personnalités clés, les paysages champêtres, la vie moderne… Mais ce soir, je n’ai pas envie de lire linéairement mon cours d’histoire de l’art, de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, mais plutôt de déambuler sans autre guide que la sensibilité et la sérendipité : voyageons de fenêtres ouvertes en souvenirs.

À l’entrée, ils sont tous là, les futurs fondateurs de l’impressionnisme. Henri Fantin-Latour les a peints dans Un atelier aux Batignoles : Renoir, Bazille, Monet rassemblés autour de Manet. C’est un peu triste, ces mines graves et ses costumes noirs, alors que le reste de la salle resplendit de nature.
Je me détourne des deux mastodontes, les Déjeuners sur l’herbe de Monet et Manet : c’est la fraîcheur de la neige de La Pie qui happe mon regard. Un beau manteau blanc, le soleil froid qui se réverbère sur la neige et les ombres bleues.

Claude Monet, La Pie,1868, Musée d'Orsay
Claude Monet, La Pie,1868, Musée d’Orsay

À coté, il y a Train dans la campagne, peint par Monet en 1870 : un paysage champêtre où déambulent quelques bourgeois en lisère d’un bois, que traverse une voie de chemin de fer. De la locomotive, on n’aperçoit que la fumée, et, un peu plus loin, quelques wagons se détachent sur le ciel. Ils sont un peu trop carrés, presque naïfs et m’évoquent les gravures populaires de l’époque.
J’aime bien la présence du chemin de fer dans la peinture impressionniste : il faudra que j’y consacre un billet un jour. Le chemin de fer, c’est un sujet moderne, comme le réclamait Baudelaire. Le train, c’est aussi la promesse de la campagne verdoyante et des canotages des environs de Paris : le train, c’est donc un sujet impressionniste et ce qui a donné aux impressionnistes leurs motifs.

Claude Monet, Train dans la campagne,vers 1870, Musée d'Orsay
Claude Monet, Train dans la campagne,vers 1870, Musée d’Orsay

Encore à côté, il y a deux toiles figurant la mer à Étretat. La Normandie : un peu de chez moi à Paris. Les deux tableaux, l’un peint par Monet, l’autre par Courbet, ont été réalisés à deux ans d’intervalle : quelle radicale différence formelle ! L’un trace à grands coups de pinceau la « grosse mer ». En quelques traits schématiques, tout y est : la masse inquiétante de la falaise, les vagues qui se fracassent dans une nuée d’écume blanche.
L’autre figure une côte calme sous le soleil avec force descriptions : les lignes de silex dans les falaises, les baraques de pêcheur échouées sur la plage de galets. À gauche, il y a une porte close, celle d’un habitat troglodyte creusée dans la falaise. Existe-t-il encore ?

Claude Monet, Le Pont du chemin de fer à Argentueil,1873-74, Musée d'Orsay
Claude Monet, Le Pont du chemin de fer à Argentueil,1873-74, Musée d’Orsay

Dans la salle suivante, je retrouve un train. C’est encore un tableau de Monet : Le pont de chemin de fer à Argenteuil (1873). Il a posé son chevalet au pied du pont, sur la berge, près de l’eau : il a surpris le train qui traverse. Là encore, de la locomotive et des wagons, on ne devine presque rien : leur silhouette est masquée par le parapet du pont. Seule la fumée grise qui s’échappe nous dit le mouvement, le bruit.
Dans ma tête, je fais l’inventaire de tous les ponts de chemin de fer peints par les impressionnistes que je connais. Définitivement, ce serait un beau sujet de billet.

Alfred Sisley, Passerelle d'Argentueil,1872, Musée d'Orsay
Alfred Sisley, Passerelle d’Argentueil,1872, Musée d’Orsay

Le pont de Monet pénètre la toile en diagonale, conférant au tableau un grand dynamisme. Deux œuvres plus loin, je retrouve presque le même cadrage. La passerelle d’Argenteuil : nous sommes encore sur le quai, mais plus haut, de façon à bien voir le tablier du pont. Il y a un homme debout, une main sur le parapet. Il est tourné vers nous : nous regarde-t-il ?

C’est un Sisley. Après avoir vu en vrai l’église de Moret, je voulais revoir Sisley. Justement, face à moi, une cimaise lui est consacrée : la Seine, les villages suburbains, les quatre saisons, la quiétude campagnarde, tout Sisley résumé en cinq tableaux, loin d’être les plus célèbres. Je les regarde tous, me demandant si je reconnaîtrais les lieux aujourd’hui. Où a été prise cette vue du canal Saint Martin ? Je le longe à vélo plusieurs fois par semaine et je ne reconnais rien. Il est vrai que ce quartier de Paris compte parmi ceux qui se sont le plus transformés au cours du siècle passé.

Alfred Sisley, La Forge à Marly-le-Roi, 1875, Musée d'Orsay
Alfred Sisley, La Forge à Marly-le-Roi, 1875, Musée d’Orsay

À côté, il y a un des rares tableaux de Sisley figurant un intérieur : c’est La Forge à Marly-le-Roi. Le tableau est noyé dans une lumière bleutée. Seul le foyer, rougeoyant, apporte une touche de couleur chaude. La peinture me fait penser à une estampe de Whistler que j’aime bien, figurant une forge des bas-fonds londoniens. J’ai toujours eu un œil attentif aux vues de forges et de fonderies dans la peinture du XIXe siècle. C’est un sujet à la fois moderne et très plastique, voilà ce qui a motivé tant d’artistes. Cela mériterait bien un billet de blog, à y réfléchir.

Je suis restée quelques minutes devant ce tableau, ce qui a éveillé la curiosité de plusieurs visiteurs. Quand je le quitte, il y a quatre personnes à le contempler. Cela m’amuse toujours, cette danse des visiteurs : si quelqu’un reste longtemps devant un tableau, d’autres s’attroupent autour de lui.

Alfred Sisley, Les régates à Molesey, 1874, Musée d'Orsay
Alfred Sisley, Les régates à Molesey, 1874, Musée d’Orsay

Dans la salle suivante, c’est encore un Sisley qui attire mon œil : je ne l’ai pas fait exprès mais ces grands fanions des Régates à Morlesey ont de quoi marquer : on les entendrait presque claquer au vent, et la composition est audacieuse. C’est un souvenir de l’un des séjours londoniens de Sisley, qui, pourtant anglais, ne se rendit que quatre fois en Grande-Bretagne.

Alfred Sisley, L'innodation à Port-Marly et La barque pendant l'inondation, Port-Marly, 1876, Musée d'Orsay
Alfred Sisley, L’innodation à Port-Marly et La barque pendant l’inondation, Port-Marly, 1876, Musée d’Orsay

À côté, encore deux Sisley, les célèbres inondations du Port-Marly. Je me demande si la maison que l’on retrouve d’un tableau à l’autre existe encore. Depuis l’enfance, cette série m’intrigue : une inondation exceptionnelle, mais pourtant tout est si calme et paraît comme s’il en avait toujours été ainsi. On croirait presque que cette maison a été construite uniquement pour se refléter ainsi dans l’eau.
Elle m’intrigue donc depuis l’enfance, cette maison bicolore « à Saint-Nicolas » : je voudrais entrer dans le tableau, entrer dans la maison, savoir ce qui s’y passe.

Encore un Sisley ! Après ma promenade à Moret, je ne pouvais pas m’arrêter devant le Pont de Moret. J’en serai presque passée à côté de la vue du Port de Rouen peinte par Pissarro, que j’ai pourtant étudiée des heures durant. À l’opposé de la pièce, il y a les dindons de Monet et les toits rouges de Pissarro, deux toiles que je n’aime pas beaucoup, sans trop savoir pourquoi.

Pierre-Auguste Renoir, Chalands sur la Seine, 1869, Musée d'Orsay
Pierre-Auguste Renoir, Chalands sur la Seine, 1869, Musée d’Orsay

Revenons à la Seine : je ne goûte pas trop la peinture de Renoir, mais les chalands sur la Seine m’a séduite du premier coup d’œil, avec sa pittoresque file de péniches qui traverse le fleuve. Souvent, les impressionnistes plantent leur chevalet au bord de l’eau, rarement ils adoptent le point de vue ici choisi par Renoir : il s’est installé en haut d’un coteau et son regard embrasse les majestueux méandres du fleuve.

21h30, le musée ferme. Les salles sont maintenant désertes et je savoure ce privilège d’être quasi seule face aux toiles les plus populaires de l’art du XIXe siècle. En me dirigeant vers la sortie, je photographie une touriste asiatique qui s’accroche aux derniers instants dans le musée devant les Cathédrales de Monet J’aurai pour ma part à peine eu le temps d’apercevoir la Gare Saint-Lazare de Monet et Les toits de Caillebotte : il faudra que je revienne.

8 réflexions sur “ Un soir au Musée d’Orsay, tête à tête impressionniste ”

  • 6 juillet 2015 à 21 h 35 min
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    Merci pour cette jolie promenade, on s’y croirait ! J’aime beaucoup La pie de Monet, les tableaux de neige sont tellement beaux chez les impressionnistes.

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  • 8 juillet 2015 à 7 h 48 min
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    Mon Dieu! Dans La Forge à Marly-le-Roi, de Sisley, il y a même un « Mondrian »! lol

    À force d’entendre -Jean Clair dirait probablement « subir », lol- les commentaires des guides de musée: « Cézanne, qui annonce le cubisme »,etc… je finis par y écouter de la musique au casque!
    Caillebote n’est pas incompatible avec Slayer!

    Et c’est toujours plus stimulant que les « réflexes » avec lesquels on nous endort, bien au-delà de l’histoire de l’art, sans même plus y faire attention…
    Un Velázquez « illustré » par du baroque, la banlieue par le rap, etc…

    Les impressionnistes, eux, sont sortis des clous, à leur époque!

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  • 15 juillet 2015 à 8 h 44 min
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    Merci pour ce joli billet. Rien de tel que les nocturnes pour un tête-à-tête avec la peinture ! Pour ce qui est des nocturnes impressionnistes à Paris, je recommande celle du Musée Marmottan, qui conserve un très riche ensemble de Monet, ainsi qu’une belle collection de Berthe Morisot. Le jeudi également, jusqu’à 21h !

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  • 10 août 2015 à 22 h 37 min
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    Je voudrais bien lire ce billet à propos des ponts ferroviaires dans l’impressionnisme…
    Depuis L’esthétique de la Locomotive à Vapeur de Doerr et à part quelques publications centrées sur le coté technique de la chose (c’est bien aussi) on reste sur sa faim au point de vue de la modernité parallèle de ces deux sujets.

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    • 12 août 2015 à 11 h 32 min
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      C’est un sujet qui est dans le coin de ma tête depuis longtemps, mais je n’ai pas encore trouvé le temps ni les bons mots. J’ai lu quelque chose de très bien sur la ligne de chemin de fer Rouen-Le Havre, et j’avais feuilleté un catalogue d’exposition sur les transports et la notion de vitesse dans l’art. Peut-être ce sujet est-il aussi abordé dans l’exposition « Futurs » actuellement présentée à la Vieille Charité à Marseille, qui traite de la représentation du futur et de la modernité dans l’art du XXe siècle…
      Il faudrait que je reprenne mes recherches !

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  • 22 mars 2016 à 18 h 54 min
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    Bonjour,
    Je cherche des photos de tableaux placés dans un musée, et il s’avère que tu as pris en photos les tableau que je voulais ( Sisley et éventuellement Pissaro), c’et pourquoi j’aimerai ton autorisation pour prendre quelques unes de photos et bien naturellement je citerai mes sources.
    J’attend une réponse avec impatience ! Merci d’avance,
    bien cordialement

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    • 22 mars 2016 à 20 h 37 min
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      Pour ce qui est des photos des oeuvres, sens-toi libre de les réutiliser comme tu le souhaites : les oeuvres des impressionnistes sont dans le domaine public et je n’estime pas avoir à revendiquer le moindre droit d’auteur sur ces photos 🙂

      Bonne soirée !!!

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      • 23 mars 2016 à 19 h 30 min
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        Merci beaucoup alors ! Je veux en choisir quelques unes 🙂
        Et merci de les avoir faites !

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