Tous les musées de France ont leur « Ziem » : une vue de Constantinople ou de Venise, baignée d’un soleil doré et peuplée de cavaliers arabes ou d’esclaves lascives. Aujourd’hui presque inconnu, Félix Ziem a été un des peintres les plus en vue à la fin du XIXe siècle. On s’arrachait alors ses toiles figurant un Orient fantasmagorique que l’artiste, bien conscient du marché, produisait en quasi-série. Sa postérité en a souffert et Ziem a trop longtemps été réduit à un petit maître commercial. À Martigues, où il a longtemps résidé, le musée qui porte son nom invite à une redécouverte de son œuvre, plus surprenante qu’il n’y parait.

On estime qu’il a réalisé 6000 tableaux et près de 10 000 dessins en soixante-dix ans de carrière. Pourtant, rien ne destinait Félix Ziem (1821-1911) à devenir peintre. Fils d’un tailleur d’habits d’origine polonaise, il intègre à seize ans l’école d’architecture de Dijon. Brillant élève, il aurait dû poursuivre sa formation à Paris, mais un différend avec l’administration provoque son renvoi de l’École. Il s’installe alors à Marseille où il trouve à s’employer sur le chantier du canal. Mais c’est surtout le dessin qui va lui permettre de gagner sa vie : ses aquarelles sont remarquées par le duc d’Orléans alors que l’artiste amateur n’a que dix-neuf ans. Il reçoit ainsi une première commande, que bien d’autres devront suivre. Rapidement, Ziem tisse un solide réseau de connaissances parmi l’aristocratie qui fréquente la Côte d’Azur. Elles formeront une clientèle fidèle. Dès 1840, Félix Ziem ouvre un atelier où il enseigne les rudiments du dessin alors qu’il est lui-même encore en train de se former à la peinture.
L’Orient fantasmé
En ce milieu de XIXe siècle, l’Orient est prisé des élites : les terres lointaines du pourtour méditerranéen sont synonymes de paysages exotiques, de rêveries érotiques et d’architectures colorées. À défaut de s’y rendre, les élites prisent les tableaux que les artistes en rapportent.

Le port de Marseille a ouvert à Ziem cet appétit des ailleurs. Il peint Istanbul avant même de l’avoir vu. En 1842, c’est le grand départ : Ziem commence à voyager, d’abord en Italie, puis, dans les dix ans qui suivent, il parcourt toute la Méditerranée. En 1856, il aborde la Turquie et l’Égypte, deux ans plus tard l’Algérie. Mais c’est toujours à Venise qu’il revient : jusqu’en 1888, il y séjournera chaque année.
Durant ses longs voyages, Ziem produit un nombre incalculable de croquis, esquisses et études, constituant une mémoire visuelle dans laquelle il puisera toute sa vie. Mais à son retour, ce n’est pas le « vrai » Orient qu’il transpose sur ses toiles, mais un Orient de pacotille, qui fait fi de l’authenticité, préférant exalter un pittoresque à même d’alimenter les fantasmes.

Ziem a bien compris les attentes de sa riche clientèle et sait se plier à ses désirs. Point de véracité topographique dans ses vues de Venise ou d’Istanbul : Ziem recompose les paysages en s’appuyant sur ses souvenirs et ses dessins, sur des photographies mais aussi à l’aide d’un bric-à-brac exotique qu’il a amassé : maquettes de bateaux, carreaux de céramiques d’Isnik, costumes traditionnels… Ses différents ateliers abritent ces objets destinés à réveiller sa mémoire et son imagination. Dans son besoin de réagencer le réel pour produire ses œuvres, Ziem pousse très loin. À Martigues, où il installe un de ses ateliers en 1860, il fait construire deux mosquées factices, dont la silhouette se détache au couchant sur l’étang de Caronte, qui joue tour à tour le rôle de Grand Canal ou de Corne d’Or.

Dès lors que l’on connaît la silhouette de ces mosquées factices, on s’amuse de les retrouver d’un tableau à l’autre, accolées à celle de Sainte-Sophie ou de la mosquée bleue. À maintes reprises, il peint la Corne d’Or : les grandes lignes de la composition restent, d’infimes détails varient : l’intensité de la lumière, les personnages qui peuplent le premier plan. Ici, une danseuse du ventre sur une barque, là, des cavaliers arabes… l’un comme l’autre sont incongrus, mais l’exotisme est là.
Un artiste de son siècle
Répétitive, certes, l’œuvre de Ziem l’est par ses sujets. La facture en revanche, évolue au gré des années et des admirations. Il y a un peu de Guardi et de Canaletto dans la précision des œuvres de jeunesse. On devine de l’admiration pour le Lorrain dans le travail de la Lumière. Aux Anglais, Ziem doit l’une de ses techniques de prédilection, l’aquarelle. L’exemple des grands paysagistes britanniques, Constable, Bonington et Turner l’a marqué. L’influence de ce dernier est palpable dans l’abstraction qui caractérise Ziem dans ses dernières années. « Mettez un Turner et un Bonington ensemble et vous aurez pour résultat un Ziem » écrit en 1851 Théophile Gautier, grand amateur du peintre.

En France, Ziem apparaît parfois comme un précurseur de l’impressionnisme. Dans les années 1850, il a fréquenté les peintres de Barbizon, Millet, Daubigny, Rousseau. Il a connu Jongkind et Boudin et a soutenu l’entrée de Monet au salon, bien que les deux artistes ne se connussent pas. Quant à Van Gogh, il admirait profondément Ziem pour la qualité de ses bleus.
Découvrir Ziem intime
Aujourd’hui, les œuvres de Ziem séduisent encore par leur beauté et leur invitation aux rêveries romantiques. Néanmoins, leur appréciation souffre de s’arrêter là. À Martigues, le musée qui porte le nom du peintre propose de casser cette image d’artiste commercial en entrant dans l’intimité de l’atelier.

Paradoxalement, le musée ne possède que peu d’œuvres achevées, celles qui ont fait le succès financier de Ziem. Le trésor du musée est d’une autre nature : il conserve tout le fonds d’atelier de l’artiste, c’est-à-dire ses carnets de croquis, ses souvenirs de voyage, ses carnets de comptes, l’abondante documentation constituée d’estampes et de photos, ses études diverses et les tableaux inachevés à la mort de l’artiste…

Ce matériel singulier permet de comprendre comment l’artiste travaillait : à travers les études et les œuvres inachevées, on suit la mise en place de la composition, on forme l’œil à reconnaître les spécificités du peintre : une ligne d’horizon très basse, un ciel majestueux, un soleil très présent… En confrontant ces dizaines d’études et de tableaux, on distingue l’évolution qui parcourt cette carrière prolifique : à la précision du détail vaporeux succède une abstraction fantaisiste de plus en plus grande, les coloris se réchauffent. L’aquarelle a amorcé des recherches sur la lumière et la transparence qui se poursuivent dans les peintures à huile. Ziem peint parfois sur de l’acajou pour obtenir des reflets veloutés et une profondeur satinée.
Au gré du parcours, on découvre une autre intimité de l’artiste : celle de ses recherches personnelles. Car si Ziem avait trouvé un créneau commercial et élaboré des formules bien rodées, cela ne l’a pas empêché de mener des expériences différentes sur la couleur et la facture. Œuvres innovantes, œuvres intimes : il semble que Ziem ne se soit jamais risqué à les dévoiler aux yeux du public.
Si les mosquées de Ziem ont depuis longtemps été rasées pour laisser place au viaduc, Martigues garde encore vivace le souvenir de ce peintre, et le musée sait offrir de son œuvre une lecture nouvelle, reflet des recherches scientifiques les plus récentes. Une proposition qu’il convient d’autant plus de goûter que l’accès aux collections comme les visites guidées sont gratuits. Une belle initiative !
Un billet « bienveillant » pour le musée Ziem à Martigues. Lors des expositions temporaires, la place réservée au peintre est, me semble-t-il, assez réduite.
Cette année, l’exposition estivale, « Félix Ziem, entre Orient et Occident », que je n’ai pas vue, lui offre certainement de larges espaces. Qu’en restera-t-il après le 20 septembre ?
J’avoue que c’est la première fois que je visitais le musée Félix Ziem et je ne me rendais pas bien compte de cette problématique, d’autant que l’espace d’exposition temporaire n’est pas délimité.
Je pensais que l’accrochage changeait par roulement et que les expo temporaires étaient cantonnées au rez-de-chaussée.
Il est vrai que j’étais un peu déçue de ne pas voir plus d’oeuvres contemporaines (Dufy…)