Une fenêtre sur mon chez-moi : Madrid, Gauguin et Rouen

Il y a quelques mois, je vous racontais mon émotion de voir en vrai l’église de Moret-sur-Loing après avoir tant de fois passé devant le tableau de Sisley conservé au Musée des Beaux-Arts de Rouen. Quelques semaines plus tôt, c’est au détour d’une cimaise d’un musée madrilène que je me suis arrêtée net devant une toile de Gauguin figurant le quartier de mon enfance. Ce tableau, je le connaissais par cœur : un jour, il avait été reproduit sur la couverture du magazine de ma commune. Ma mère conservait très fièrement ce numéro au sommet d’une pile de revues dans les toilettes de la maison, où j’ai eu tout le loisir de le contempler pendant des années. Ce jour là, à Madrid, je ne m’attendais absolument pas à le voir « en vrai », d’où mon émotion.

Gauguin, un paturage sous l'église de Bihorel, huile sur toile, 1884, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid (détail)
Paul Gauguin, Un paturage sous l’église de Bihorel, huile sur toile, 1884, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid (détail)

C’est un petit tableau de format vertical, dominé par des teintes vertes : il figure un paysage champêtre, un fond de vallon planté de pommiers qui cachent quelques maisons. Une colline bouche l’horizon : à son sommet, derrière les branchages, la masse d’un édifice, celle de l’église de Bihorel, une commune limitrophe de Rouen. Ma commune.

Gauguin, un paturage sous l'église de Bihorel, huile sur toile, 1884, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid
Paul Gauguin, Un paturage sous l’église de Bihorel, huile sur toile, 1884, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Gauguin a peint une autre version de ce paysage, que je connais également par une reproduction dans le même magazine. Cette vue-là est plus largement cadrée et l’on y distingue mieux l’église, que Gauguin a quelques peu enjolivée pour donner une allure plus médiévale à cette église de briques construite quinze ans auparavant.

Gauguin, l'église Notre Dame des Anges à Bihorel, huile sur toile, 1884, collection particulière suisse.
Gauguin, L’église Notre Dame des Anges à Bihorel, huile sur toile, 1884, collection particulière suisse.

Ce paysage, je l’ai mille fois parcouru : c’est l’un de mes coins préférés du quartier Jouvenet, en contrebas de chez moi. Certes, sa physionomie a bien changé depuis le séjour de Gauguin à Rouen en 1884 : les vergers ont été lotis, non sans difficultés d’ailleurs, car le site était autrefois exploité comme carrière de pierre et les marnières oubliées font du sol un véritable gruyère. Malgré l’urbanisation du début du XXe siècle, le quartier est demeuré verdoyant et calme : sa situation encaissée et l’étroitesse de ses rues pentues rendent la circulation difficile, et personne ne s’y aventure en voiture, sinon les riverains. Le sentier que l’on devine à gauche de l’un des tableaux existe toujours : c’est l’une des seules rues qui relient le fond du vallon au sommet des collines et à la commune de Bihorel.

Les habitants du quartier Jouvenet et du vieux Bihorel qui connaissent ces tableaux en tirent une certaine fierté. Comment ne pas s’enorgueillir que son banal quotidien ait été immortalisé par un si grand peintre, d’autant plus que ce sont des sujets bien plus exotiques, comme les vahinés de Tahiti, qui l’on rendu célèbre ? Qu’est-ce qui a d’ailleurs pu pousser Gauguin a venir peindre ce faubourg alors que Rouen offrait mille monuments majestueux et un port à l’activité trépidante ? Ce sont ces derniers sujets qu’ont préférés Monet et Pissarro, qui séjournent également dans la ville à la fin du XIXe siècle.

C’est justement Pissarro qui a suscité l’envie de Gauguin de s’installer à Rouen : en 1883, Camille Pissarro séjourne quelques mois dans la capitale normande, où il espère trouver de nouveaux sujets à peindre. A l’époque il entretient une correspondance assidue avec Gauguin, qui est encore agent de change à la Bourse de Paris, mais qui sent monter en lui le feu de la peinture. A la lecture de Pissarro, Gauguin se persuade que Rouen est la ville idéale pour effectuer la reconversion professionnelle dont il rêve : la vie y est sensiblement moins chère qu’à Paris et et l’importante bourgeoisie que compte la ville forme une clientèle potentielle, que Gauguin suppose plus ouverte à l’innovation que les cercles parisiens. Pissarro essaie, sans succès, de détromper Gauguin sur ce point : s’il y a bien quelques clients aux goûts novateurs qui soutiennent les impressionnistes, comme l’industriel Depeaux, il demeure difficile de vendre des toiles aux locaux, les bourgeois rouennais étant bien souvent conservateurs.

Fin 1883, Gauguin perd son emploi à la Bourse : il abandonne la finance et s’installe à Rouen avec sa femme et leurs cinq enfants. Ils laissent derrière eux un appartement cossu et louent une modeste maison dans une impasse du quartier Jouvenet au nord est de la ville. Impossible de savoir si la maison qui les a abrités est encore debout, la ruelle, quant à elle, porte aujourd’hui le nom « d’impasse Gauguin ».

Gauguin, Clovis dormant, huile sur toile, 1884. Dans cette oeuvre, Gauguin figure son fils endormi, tenant la choppe de sa mère, Miette.
Paul Gauguin, Clovis dormant, huile sur toile, 1884. Dans cette oeuvre, Gauguin figure son fils endormi, tenant la choppe de sa mère, Miette. Le tableau a été peint pendant le séjour rouennais.

Le séjour à Rouen est difficile pour la famille Gauguin : rapidement, les économies sont épuisées et les tableaux peints sur place se vendent mal. En juillet, l’épouse du peintre décide de rentrer chez ses parents à Copenhague. Elle part avec ses deux enfants les plus jeunes, laissant à Gauguin les aînés. Cinq mois plus tard, l’artiste doit se rendre à l’évidence : il n’a plus de quoi vivre. Il se résout alors à rejoindre sa femme chez ses beaux-parents.

Ces onze mois passés à Rouen sont donc un semi-échec : Gauguin a choisi la peinture, mais elle ne suffit pas pour subvenir à ses besoins. L’art est cependant solidement ancré dans sa vie et Gauguin n’y renoncera pas. Quelques mois plus tard, il abandonne définitivement femme et enfants et gagne la Bretagne, puis l’Amérique et enfin, l’Océanie : c’est là-bas qu’il peindra ses œuvres majeures.

Les tableaux rouennais sont donc ceux d’un moment crucial de sa carrière, ce moment où Gauguin décide de quitter la condition de peintre amateur pour devenir artiste à temps plein. Il fréquente les impressionnistes depuis dix ans et a exposé avec eux à cinq reprises. L’esthétique des tableaux rouennais trahit ces influences, dont Gauguin se détachera dans la seconde moitié de la décennie 1880 pour embrasser le cloisonnisme et devenir le chef de file de l’École de Pont-Aven. Déjà, on devine une tentative de synthèse entre la touche impressionniste qu’il hérite de Pissarro et le style synthétique de Cézanne, que Gauguin admire profondément

Durant son séjour, Gauguin s’attache à des sujets très différents de ceux que choisiront les autres impressionnistes qui séjourneront à Rouen. Si, en 1892, Monet se consacre à figurer la cathédrale dans sa célèbre série et si Pissarro, en 1896 et 1898, peint sans relâche le port industriel, Gauguin lui n’a d’yeux que pour la lisière de la ville. Ni la modernité du port ni les monuments gothiques ne l’intéressent : il choisit ses motifs à proximité immédiate de son logement, dans ce fameux faubourg qu’est le quartier Jouvenet. Le peintre s’intéresse à cette vie semi-champêtre des bordures de Rouen : les vergers qui se mêlent aux maisons, les potagers qui bordent les murs de silex et de brique. Ce sont des sujets similaires qui intéressent Pissarro à la même époque, lorsqu’il peint Pontoise ou Osny, villages franciliens où l’arrivée du chemin de fer bouscule le mode de vie rural.

Gauguin, Rue Jouvenet à Rouen, huile sur toile, 1884, musée Thyssen Bornemisza, Madrid
Gauguin, Rue Jouvenet à Rouen, huile sur toile, 1884, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

La vue la plus célèbre du séjour de Gauguin en Normandie est sans conteste la Rue Jouvenet à Rouen. Impossible de ne pas reconnaître la physionomie si particulière de cette rue dans la toile de Gauguin. Il l’a peinte un jour de beau temps, l’après-midi. Le ciel est bleu et peuplé de quelque nuages cotonneux. Les façades des immeubles qui bordent la rue sont dans l’ombre. Le soleil perce à travers l’embouchure des voies adjacentes et dessine sur le sol de terre des virgules lumineuses. Quelques silhouettes bordent le chemin : des femmes légèrement courbées, portant leur panier, un fichu noué sur la tête. Elles me rappellent les bonnes femmes du marché de Pontoise, que Pissarro a gravé dans les mêmes années. Tout à gauche, un soldat allume sa cigarette. Son pantalon et ses épaulettes rouges, ses galons dorés forment une tâche qui attire l’oeil. C’est sans doute ce qui explique qu’il s’agisse du seul personnage du tableau que je sois capable de me remémorer aussi précisément.

Gauguin au musée Thyssen Bornemisza, Madrid (montage, mai 2015)
Gauguin au musée Thyssen Bornemisza, Madrid (montage, mai 2015)

Au musée Thyssen-Bernemisza, que je visitais durant les dernières heures de mon séjour madrilène, quelle n’a pas été ma surprise de voir surgir, au détour d’une cimaise, la vue des environs de Rouen, précédemment décrite, et, immédiatement à coté, cette Rue Jouvenet ! Il y a d’abord cet effet de surprise d’avoir face à soi une œuvre dont on connaît par coeur la reproduction sur papier glaçé, mais que l’on ne s’attendait absolument pas à voir « en vrai ». Il y a ensuite l’émotion de contempler, à l’autre bout de l’Europe, une fenêtre sur son « chez-soi », comme un clin d’oeil réconfortant qui ne serait destiné qu’à soi et à soi seul. Et puis, il y a cette fierté dont je vous parlais plus haut, celle de savoir qu’un artiste si important pour l’histoire de l’art a peint ce paysage qui vous appartient un peu. C’est cela aussi, le plaisir du voyage !

En faisant quelques recherches pour compléter ce billet, j’ai découvert d’autres vues des environs de Rouen par Gauguin, qui m’étaient jusqu’alors inconnues : elles m’ont d’autant plus émue que j’y ai encore parfaitement reconnu mon quartier. La première figure les clochetons de l’église Saint-Joseph, vue depuis la rue du Nord. Gauguin n’a pas eu à aller bien loin pour trouver son motif : c’est, à quelques dizaines de mètres près, la vue que l’on a depuis la sortie de l’impasse qui mène à sa maison !

La seconde toile représente le panorama de Rouen, pris depuis les hauteurs, probablement en contrebas du cimetière monumental ou au niveau de la rue Francis Yard. Les silhouettes de la cathédrale et de l’église Saint-Ouen s’entremêlent au loin, et l’on devine la mosaïque des toits de la ville. La Seine fait une large trouée dans la campagne : elle amorce un virage. C’est le paysage qu’adolescente j’embrassais chaque matin en allant au lycée. Toute aussi belle qu’elle fût, la vue qui s’offrait à moi était cependant beaucoup moins dégagée : le pré et la vache normande que Gauguin a peint au premier plan de son tableau ont depuis longtemps disparu, pour laisser place aux pavillons. A la fin du XIXe siècle, ce coin-là était champêtre et l’on s’y rendait soit pour les enterrements (le cimetière monumental est juste derrière), soit pour profiter des guinguettes, qui pullulaient alors. Dans un autre tableau, Une rue à Rouen, Gauguin figure le chemin qui longe le cimetière et mène aux guinguettes : s’il y a aujourd’hui une grosse route ici (l’avenue Olivier de Serres), la topographie se reconnaît encore parfaitement…

Enfin, la dernière vue dont je voudrai vous parler, intitulée Les Toits bleus, est sans aucun doute celle qui m’a le plus touchée. Je devine que Gauguin a posé son chevalet rue de Reims ou au croisement des rues du Nord et Jouvenet : aujourd’hui encore, il y a une trouée à ces emplacements, et l’on voit sensiblement le même paysage de maisons de briques et de toits bleus. Mes yeux cherchent à identifier sur une médiocre vue de Google Street Map les bâtisses qui demeurent, mais il faudrait beaucoup de patience pour retrouver chacune d’entre elles : je m’essaierai à ce jeu lors de mon prochain séjour rouennais.

5 réflexions sur “ Une fenêtre sur mon chez-moi : Madrid, Gauguin et Rouen ”

  • 4 mai 2016 à 16 h 15 min
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    j’ai apprécié ce texte personnalisé, je le trouve intéressant, écrit par une personne dont j’aimerais connaître le nom !
    J’ai appris sur Gauguin des choses que j’ignorais, c’est formidable !
    Waterloo Belgique le 04/05/2016 à 17:15

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    • 7 mai 2016 à 11 h 48 min
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      Bonjour ! Merci Monique pour ce commentaire. Je m’appelle Johanna Daniel mais sur internet c’est Joh Peccadille.

      Heureuse de vous avoir fait découvrir ce petit bout de la carrière de Gauguin !

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  • 4 juin 2016 à 10 h 41 min
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    Beau mélange perso / histoire de l’art dans ce billet. C’est équilibré et très agréable à lire 😉 bravo

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  • 10 octobre 2017 à 21 h 16 min
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    Super travail, avez vous connaissance des dessins de Gauguin effectué en 1884 et éventuellement les amis qu’il fréquentait, je recherche des informations sur son travail durant cette période et même plus précisément sur Mars 1884.

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