Le Familistère de Guise

En février dernier, j’ai réalisé un rêve qui me poursuivait depuis dix ans : visiter le Familistère de Guise, cet immense « palais social » qui se dresse sur les bords de l’Oise. Une « utopie sociale réalisée » dont notre société aurait encore beaucoup à apprendre, à l’heure où les droits sociaux sont sans cesse remis en cause. Car ce Familistère d’un autre temps, s’il ne peut apporter des solutions toutes faites à nos problèmes contemporains, offre encore des pistes de réflexion valables.

La cour vitrée du Familistère de Guise
La cour vitrée du Familistère de Guise

Un artisan devenu capitaine d’industrie aux prétentions sociales

Notre histoire commence en 1834. Le jeune Jean-Baptiste Godin, compagnon serrurier, effectue son tour de France. Sur son parcours, il est confronté aux conditions de vie ouvrières qui le révoltent. Lui-même fils d’un petit artisan, il souffre de la faim, du froid et des journées de travail interminables. Il se promet que s’il devient un jour patron et qu’il en a les moyens, il fera changer les choses.

Il se trouve que ce Godin est particulièrement ingénieux. Son goût pour l’expérimentation l’amène à déposer plusieurs brevets, dont le brevet pour la fabrication de poêles en fonte de fer (1840). Fort de cette invention, il ouvre un atelier, où il lance la production des fameux poêles Godin qui équiperont les maisons françaises et étrangères pendant plus d’un siècle. En 1846, il transfère sa manufacture à Guise avant d’ouvrir une succursale en Belgique. En cinq décennies de travail, il va transformer un petit atelier employant deux ouvriers en une usine fonctionnant avec plus de 1500 employés.

Quelques années après la mise en route de son établissement, le succès étant au rendez-vous, il peut se concentrer sur le projet social qui l’habite depuis sa jeunesse : améliorer les conditions de vie des ouvriers. Entre temps, il a découvert les principes du socialisme fouriériste. Quelques décennies plus tôt, le philosophe Charles Fourier avait imaginé une société harmonieuse, appelée Phalanstère et constituée en communautés de 1600 individus, résidant dans un palais au coeur d’un domaine agricole qui assurait leur subsistance. Plusieurs disciples tentent de mettre en oeuvre cette utopie, toujours sans succès. Jean-Baptiste Godin lui-même participe financièrement à la tentative de Considérant d’implanter un Phalanstère au Texas. S’il perd une partie de sa fortune dans l’affaire, Godin en tire beaucoup d’enseignements qui assureront la réussite de son familistère.

Lorsqu’on évoque les politiques sociales en faveur des ouvriers au XIXe siècle, en général, une image surgit immédiatement : celle des cités ouvrières, avec leurs petites maisons de briques parfaitement alignées, plantées au milieu de jardinets. Godin, lui, rejette totalement ce choix urbanistique, qu’il accuse de nuire au bien-être des hommes : en effet, si les patrons paternalistes mettent à disposition des maisons individuelles, c’est que leurs jardinets éloignent les ouvriers des bistrots, et qu’en les isolant ainsi les uns des autres, on les contrôle mieux.

Godin, lui, prône tout au contraire la vie collective et l’association autour de valeurs communes. Toute la pensée de Godin, inspirée de Fourier et de divers théoriciens, va prendre forme dans la création du Familistère, un complexe urbanistique profondément original, qu’on surnomma le « Palais social ».

Le Familistère, un palais social

La construction du Familistère débute en 1859 après une longue maturation de ses principes. Dès l’origine, Godin a en tête le plan d’ensemble : chaque année, il enrichira son Palais de nouveaux éléments. Il s’agit de proposer à ses employés un habitat collectif sain et confortable offrant tous les services nécessaires et favorisant l’élévation de l’individu méritant.

Façade du pavillon central du Familistère de Guise, avec la statue de Godin élevée après sa mort
Façade du pavillon central du Familistère de Guise, avec la statue de Godin élevée après sa mort

Le premier élément à sortir de terre est le pavillon central, pièce maîtresse du futur Familistère. Ce bâtiment imposant entre 1859 et 1864 : il comprend 112 logements répartis autour d’une vaste cour vitrée et accueille 450 habitants. Ce premier bâtiment sera complété en 1865 et 1878 par deux autres pavillons, amenant les capacités de logement à 500 appartements (soit une population de 1500 à 2000 personnes). Le projet aura nécessité deux millions de francs, prélevés sur les bénéfices de l’usine.

Les pavillons sont à la pointe de l’innovation en terme de conception : tout est pensé pour le confort des habitants. Le plus fascinant est sans doute que Godin, ne trouvant pas d’architecte à même de répondre à ses attentes, a lui-même dessiné les plans. Et chaque détail a été pensé pour assurer aux habitants la meilleure qualité de vie possible.

Vue en coupe de l'immeuble
Vue en coupe de l’immeuble

L’habitat se déploie tout autour de l’immense cour vitrée, sur trois niveaux. Quatre escaliers, localisés dans les angles, donnent accès aux appartements. Ces derniers sont tous pensés sur le même module : un carré de 10 mètres sur 10 (soit 100m2), traversant, divisé en deux appartements de deux pièces. Afin de loger convenablement les familles avec enfants, deux logements peuvent être réunis pour former un quatre pièces.

Les possibilités techniques de l’époque ne permettent pas d’amener l’eau courante dans chaque appartement, mais Godin, qui est très soucieux de l’hygiène, fait tout pour l’amener au plus près des logements : grâce à un système de pompes et de citernes, il parvient à aménager des points d’eau aux angles de chaque palier. Quant à l’évacuation, elle est assurée par des trappes à eaux usagées, qui côtoient les « trappes à ordure » première occurrence des vide-ordures. Pour éviter l’humidité malsaine dans les logements, il est interdit d’y faire sa lessive, d’autant qu’une buanderie est mise à disposition à proximité immédiate des bâtiments d’habitation.

Vue de la buanderie à la fin du XIXe siècle
Vue de la buanderie à la fin du XIXe siècle

Godin a aussi pensé à l’aération et au contrôle de la température atmosphérique, en creusant sous le Palais un système de cave, qui assure la ventilation naturelle de la cour vitrée, évitant ainsi qu’elle ne se transforme en four les beaux jours venus.

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Vue de la cour vitrée par la coursive supérieure

Autour des bâtiments d’habitation, d’autres constructions abritent des services utiles aux Familistériens. Ainsi, en 1860, ouvrent les économats : l’épicerie, la boulangerie, la boucherie, la mercerie proposent des produits de qualité à prix modeste, les intermédiaires ayant été supprimés entre le producteur et le consommateur. Dix ans plus tard, Godin fait construire sur le bord de la rivière une buanderie et une piscine, alimentées en eau chaude par le circuit de refroidissement de l’usine toute proche. Les femmes peuvent y laver leur linge dans de bonnes conditions et chacun peut apprendre à nager dans la piscine, dont le fond est mobile pour que les enfants y aient pied.

Au Familistère, on trouve également un théâtre, construit en 1870. S’y produisent la troupe et l’orchestre du Familistère. Chaque soir, des cours pour adultes et des conférences sont proposés aux habitants. Les enfants, eux, fréquentent l’école, gratuite, laïque et … mixte ! D’ailleurs, les enfants familistériens ont l’obligation d’aller à l’école jusqu’à leur 14 ans (soit quatre ans de plus que ce qu’impose la loi). Un système de bourses permet aux plus méritants de poursuivre leurs études. Quant aux enfants les plus jeunes, ils sont pris en charge par une nurserie et un pouponnat.

Le pouponnat à la fin du XIXe siècle
Le pouponnat à la fin du XIXe siècle

À travers tous ces services, Godin veut assurer aux ouvriers l’accès à ce qu’il désigne comme les « équivalents de la richesse », c’est à dire, le confort, l’instruction, la sécurité, l’hygiène. Mais l’oeuvre de Godin ne s’arrête pas là. En 1880, il crée l’Association coopérative du capital et du travail, avec le but de transférer la propriété de l’usine au collectif des ouvriers. L’autogestion avant l’heure ! Une modernité courageuse dans un contexte politique et juridique alors inadapté à de telles propositions. Pour Godin, les bénéfices générés par la production doivent être redistribués : à travers les salaires (qui sont 30% supérieurs à ce qui se pratique ailleurs), la mutuelle, la caisse des retraites. Chacun, selon son mérite et ses compétences, peut progresser au sein de l’entreprise, sans qu’il ne se creuse d’écart démesuré entre les différents employés. D’ailleurs, Godin vit lui-même dans le Familistère renonçant aux riches villas bourgeoises dans lesquelles les patrons de l’industrie vivent habituellement.

Continuer sans Godin : le Familistère après la mort de son fondateur

Lorsque Godin décède, en 1888, l’Association coopérative du capitale et du travail perpétue les principes mis en place par le fondateur. Pendant encore 80 ans, l’usine demeurera en autogestion. C’est paradoxalement alors que mai 1968 gronde dans les rues que l’utopie de Godin se meurt. Les difficultés sont de plusieurs ordres : économiques tout d’abord. La concurrence étrangère, les évolutions technologiques (comme le chauffage central) ont rendu les poêles Godin obsolètes. Les ouvriers bradent l’usine, qui passe entre les mains de plusieurs grands groupes (elle fonctionne encore aujourd’hui). Par ailleurs, en interne, l’association est en proie à des tensions terribles. Les logements ne sont pas assez nombreux pour satisfaire la demande et les enfants de Familistériens sont prioritaires dans l’accès aux appartements, ce qui entraîne assez logiquement la grogne des recalés. À l’usine, les ouvriers se divisent ainsi en deux castes : ceux qui ont accès au système Godin et les autres. L’utopie de Godin a donné naissance à une nouvelle « aristocratie » qui refuse de partager des bénéfices qui se sont transformés en privilèges.

Après la vente de l’usine, le Familistère se meurt : les appartements sont vendus séparément, certains services cessent, d’autres sont repris par la municipalité. Les anciens qui vivent encore là contemplent impuissants leur environnement se dégrader, faute d’entretien… Jusqu’aux années 1990, durant lesquelles le Familistère va lentement renaître de ses cendres. Classé Monument historique au début de la décennie, un programme de restauration est lancé à l’aube du XXIe siècle. Les logements sont rachetés, remis en état : une partie gardera sa fonction d’habitat, tandis que le reste sera transformé en centre d’interprétation. Au milieu des années 2000, le Familistère s’ouvre enfin aux visiteurs, qui découvrent, souvent émerveillés, ce lieu hors du commun.

Le théâtre et l'école du Familistère
Le théâtre et l’école du Familistère

La renaissance du Familistère

Visiter le Familistère Godin, c’est admirer le sauvetage réussi (mais toujours en cours) d’un bâtiment historique, qui parvient à concilier  avec brio sa fonction d’habitat avec celle de lieu culturel. C’est visiter un lieu qui porte un propos fort dans notre société actuelle.

Dans le pavillon central, la moitié des appartements a été transformée en centre d’interprétation, servi par une scénographie réussie : le parcours alterne entre histoire des poëles Godin, considérations sur l’architecture, présentation des utopies et luttes sociales des XIXe, XXe et XXIe siècles et tentatives d’illustrer la vie des ouvriers au Familistère. L’équipe est dynamique et sympathique et l’on sent un véritable travail sur la mémoire, avec notamment une collecte auprès des anciens Familistériens. J’ai été touchée par les choix sensibles comme ce travail sur le recensement de population de 1911 qui nous fait toucher du doigt ceux, qui, il y a un siècle, vivaient là : une application numérique interactive permet d’explorer les statistiques et un grand mur de portraits photographiques donne des visages aux chiffres et aux noms qui s’égrainent sur les cimaises.

Les habitants du Familistère en 1911
Les habitants du Familistère en 1911

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