C’est probablement le bâtiment muséal le plus insolite de France : comme son nom l’indique, le Musée de la Piscine est installé dans … une ancienne piscine ! Oh, vous avez sûrement déjà vu passer une photo de ce cadre aussi surprenant qu’enchanteresque. Mais ce qui fait le charme de ce musée, ce n’est pas seulement son enveloppe : c’est aussi la singularité de ses collections, essentiellement centrées sur la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe. Aujourd’hui, je vous emmène donc explorer un de mes musées favoris du Nord de la France.

L’histoire extraordinaire d’une piscine devenue un musée
Comment une piscine est-elle devenue un musée ? Rien ne la prédestinait à une telle reconversion. Inaugurée en 1932 et signée Albert Baert, la piscine de Roubaix est un exemple remarquable de l’architecture art déco. Autour du grand bassin, décoré de mosaïques bleues, les vestiaires se déploient sur deux niveaux. Deux grandes baies vitrées, ornées d’un soleil couchant à l’ouest et d’un soleil levant à l’est, magnifient l’ensemble, très spectaculaire. « Plus belle piscine d’Europe », la piscine de Roubaix n’est pas qu’un lieu de sport et de loisir : c’est aussi un temple de l’hygiène. Le maire de l’époque, Jean Lebas, issu d’un milieu modeste, a conscience des conditions de vie difficiles de la population (125 000 âmes en 1919). Ville industrielle à la croissance rapide, Roubaix a sacrifié la salubrité de l’habitat au profit des cheminées d’usine. Le taux de mortalité y est le plus fort de France. Aussi le complexe de la piscine associe-t-il au bassin de natation des bains, un solarium, des salles de sudation et de musculation, un coiffeur… Des équipements inédits dans un établissement public et que l’on s’attendrait plutôt à trouver dans un complexe de luxe. Il s’agit d’éduquer une population tout entière à la toilette.
Quand, en 1985, la piscine de la ville ferme brutalement ses portes pour des raisons de sécurité, les Roubaisiens, très attachés au lieu, ont le cœur lourd. Plusieurs générations ont appris à nager dans son grand bassin : la piscine était l’un des rares lieux de mixité sociale, où se côtoyaient enfants d’ouvriers et fils de notables.

Comment sauver ce lieu auquel les administrés sont si attachés ? Les élus ne peuvent se résoudre à le détruire, et on imagine, un temps, une transformation en boîte de nuit ou en résidence universitaire.
Il faudra une rencontre pour qu’on ait l’idée d’y implanter un musée. À la fin des années 1980, Bruno Godichon, jeune conservateur nommé à la tête du musée de Roubaix, fermé depuis quarante ans, cherche un lieu où faire revivre les collections : il jette son dévolu sur la piscine, bientôt suivi dans son audacieuse proposition par le maire, André Diligent. J’étais surprise de découvrir que ce n’était pas l’architecture art déco, si remarquable, qui avait été à l’origine de ce sauvetage, mais d’abord l’attachement des habitants à ce lieu si particulier.

Après trois années de lourds travaux (il a fallu refaire intégralement les toitures), le musée ouvre ses portes en 2001. Le grand bassin a laissé place à un plan d’eau peu profond, sauvegardant l’esprit des lieux et offrant au musée son ambiance si singulière.
Autour du bassin se déploie un bel ensemble de sculptures : baigneuses figées dans la pierre, athlètes en slip… l’ensemble est superbe, monumental.
Le nouveau musée séduit la France entière, et on se presse pour découvrir « LA » piscine de Roubaix. Initialement conçue pour accueillir 60 000 visiteurs par an, la Piscine comptabilise aujourd’hui 250 000 entrées annuelles. De quoi lancer des travaux d’agrandissement !
La Piscine, un musée pour amateur de l’art du XIXe
Mais si la Piscine de Roubaix séduit, ce n’est pas seulement pour son cadre enchanteur : ses collections sont à la hauteur du lieu, cohérentes et attachantes. Elles ont, elles aussi, une histoire particulière. Constituées au cours du XIXe siècle, les collections sont présentées, à partir de 1889, dans quelques salles de l’École nationale des arts industriels. Le ton est donné : à Roubaix, le musée doit soutenir et inspirer l’innovation industrielle. Mis en caisse à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le musée ne rouvre pas à la Libération. Jusqu’en 2001, les collections de Roubaix resteront sans lieu de présentation.

Lorsque naît le projet d’une réouverture au sein de l’ancienne Piscine, il apparaît vite à la nouvelle équipe de conservation qu’il faudra définir un parcours cohérent. Difficile exercice, car les collections dont elle dispose sont aussi hétéroclites que lacunaires. Plutôt que de se contenter d’un accrochage « fourre-tout » et sans relief, il est décidé de structurer le musée autour de deux départements, l’un consacré aux arts industriels (textiles et céramique notamment) et l’autre aux Beaux-Arts. Pour faire écho à l’histoire de la ville – et du lieu – le musée sera principalement consacré aux XIXe et XXe siècles. Les quelques oeuvres antérieures d’intérêt sont échangées avec d’autres musées (dépôts), de façon à créer un parcours aussi cohérent que riche.
Art du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, oui… pourtant, vous n’y verrez ni Monet, ni Renoir, ni Degas… Ni beaucoup des « grands noms » de l’Histoire de l’Art. Et pourtant, comme la visite vaut le coup : on y découvre de nombreux artistes aujourd’hui méconnus, mais dont les tableaux sont passionnants : Rémy Cogghe, Lucien Jonas, Jean-Joseph Weerts, Alfred Agache…

J’aime énormément l’accrochage des salles de peinture : le parcours mêle avec habileté approche chronologique, thématique et salles monographiques. Jamais je ne m’y ennuie, car il y a toujours une oeuvre surprenante pour relancer l’intérêt quand la visite devient trop longue. Beaucoup de toiles ont des sujets anecdotiques ou rarement traités en peinture. Il y en a des histoires à se raconter devant les tableaux de la Piscine de Roubaix !
Promenade parmi les peintures de la Piscine de Roubaix
Prenons par exemple les oeuvres de Rémy Cogghe (1853-1935), un peintre roubaisien. Dans de très grands formats, il saisi des scènes pittoresques typiquement locales, comme Le Jeu de bourles (1897) ou Le Combat de coqs (1889), certainement son tableau le plus spectaculaire. Deux gallinacés s’affrontent avec violence sous le regard d’une foule masculine nombreuse. Certains sont attentifs, suspendus au spectacle, d’autres hurlent leur excitation… Une scène de la vie quotidienne roubaisienne : ouvriers et bourgeois se côtoient dans ces gallodromes, alors nombreux. Un tableau, accroché tout près, montre d’ailleurs l’un des plus riches industriels de la ville, Alphonse Vaissier, choisissant un coq auprès de son fournisseur, en vue, justement, de ces combats.
Mais de Rémy Cogghe, je crois que mon tableau préféré est le pittoresque Madame reçoit : deux employés de maison épient par le trou de la serrure une scène invisible du public, mais dont on devine aisément la teneur grâce au titre et surtout aux accessoires masculins (un haut-de-forme, des gants et une canne) abandonnés sur une chaise.
Les moeurs fin de siècle sont dépeintes par plusieurs artistes des collections de Roubaix, parfois en très grand format. Prenons par exemple l’immense tableau de Julius D. Stewart, Rédemption (1905); qui représente la vision du Christ par une cocotte en plein repas galant. Au premier regard, la toile est séduisante : une joyeuse partie, dans un appartement cossu. Les toilettes sont précieuses, la vaisselle de cristal et la table chargée de fleurs. Les convives ont l’air de bien s’amuser, peut-être seulement la figure de la femme est-elle un peu inquiétante. Si on prend le temps de bien regarder, la scène se révèle beaucoup plus grave : à l’arrière-plan, la silhouette du Christ sur la croix apparaît faiblement dans le miroir. Le peintre a voulu représenter la prise de conscience et la rédemption d’une cocotte parisienne… Ca ne vous rappelle rien ?

Histoires qui font sourire, histoires tristes, histoires qui font frissonner : comment rester insensible devant l’immense Marat assassiné ! de Jean-Joseph Weerts. La foule entre dans la maison de Marat, ployé dans sa baignoire ; Charlotte Corday, plaquée contre le mur, l’air effrayé, a encore le couteau à la main. Les expressions sont exacerbées, les poings brandis, les bouches hurlantes : on les entendrait presque crier !

Plusieurs fois, l’accrochage confronte une oeuvre à ses esquisses, dévoilant au spectateur la fabrique de l’oeuvre : comme j’aime ces dispositifs, qui forment le regard du spectateur et éclairent la manière de procéder du peintre…
Si l’on considère les tableaux de la première moitié du XXe siècle, j’ai également mes coups de coeur, notamment les cyclistes de Lucien Jonas, qui font écho aux nombreuses photos de sportifs que j’ai pu feuilleter sur Gallica. Il y a aussi, La Cigarette d’Henri Lebasque (1921) dont la modernité doit autant à la facture (qui me rappelle les toiles de Matisse) qu’à l’attitude de la jeune femme, dont la cigarette a donné son nom au tableau. J’aime le caractère mystérieux de certaines toiles, comme Mon atelier à Rome, dans lequel le peintre, Alfred-Jules Giess, confronte dans un même espace sa vie familiale (la femme qui coud, l’enfant) et son élan créateur (le modèle nu). Mais plus étrange encore, un tableau de la même salle, Le serpent, de Robert Pougheon (v. 1930), avec ses femmes nues aux formes si années 30 qui dansent dans la nature.
Une ronde de sculptures
Au bel accrochage des peintures, répond la « ronde des sculptures » autour du bassin de la piscine : baigneuses néoclassiques, baigneuses art déco, fiers athlètes et travailleurs laborieux… Seuls Haendel et Lully, engoncés dans leurs lourds habits, brisent l’harmonie de la foule par leur présence insolite.

Des dizaines de sculptures qui se déploient autour du plan d’eau, c’est, je crois, les figures masculines qui ont ma préférence. J’aime tout particulièrement le grand plâtre patiné de Félix Joffre, un athlète daté de 1938, décliné en trois exemplaires : deux modèles et une exécution grandeur nature. Main sur les hanches, fier comme un gardon, l’homme en slip semble s’être toujours dressé ici, au bord du bassin…

Ses compagnons, un faucheur (Henri Bouchard, 1906), un semeur (Cordonnier, 1907) et un bûcheron (Paul Richer, 1899) sont peut-être moins à leur place au bord de l’eau. Comme je les admire pourtant : quelle justesse dans la représentation du corps au travail, du corps marqué par l’effort ! Ces figures de travailleurs rompent complètement avec les modèles antérieurs de représentations masculines, hérités de l’antique.
Chiens, chats, oiseaux… le bestiaire fabuleux de la Piscine.
Le musée de la Piscine, mieux que le zoo ? L’omniprésence des animaux dans l’accrochage du musée m’a frappée dès ma première visite. L’ancien vestibule des salles de bains présente un bel ensemble de sculptures animalières du début du XXe siècle : les petits plâtres de Pompon répondent aux animaux de Bugatti… Une foule de bestioles, signées de sculpteurs moins célèbres, complète ce délicat bestiaire, dominé par la silhouette élégante du Grand Cerf de Pompon.
Mais quelques animaux de cette ménagerie se sont échappés dans les salles : au bout du grand bassin, le visiteur croise de nobles lévriers en faïence émaillée (Louis Valton, Manufacture de Sèvre, 1900), non loin de jolies Vaches hollandaises immortalisées par Émile Bouzin (1907) et Gustave Krabanski (1890)… Dormant sur un fauteuil de paille, le beau chat tigré de Steinlen semble ignorer le bazar qu’installe une bande de chatons dans une commode (Jules Le Roy, 1900). Un tableau auquel j’ai décerné le titre de « plus kitch des toiles ».
La Piscine, l’alliance de l’art et de l’Industrie
Pour que mon tour du musée de La Piscine soit complet, il faut encore que j’évoque les belles collections d’arts appliqués, déployées tout autour du bassin, dans l’espace des anciennes cabines, astucieusement réinvesties. À l’étage, le musée présente par roulement ses collections textiles : d’une part les échantillons plats, c’est-à-dire des morceaux de tissu (le musée en possède 30 000 !) et d’autre part des costumes. Le musée est à la tête d’une des plus belles collections françaises de prêt-à-porter de créateurs… Pièces anciennes et créations contemporaines dialoguent avec intelligence et harmonie dans les vitrines. Au mur, quelques tableaux répondent aux objets : Le choix des Broderies, La Brodeuse de Stritt (1930 et 1914), La Robe d’Argent (Laurens, avant 1929) .
Au rez-de-chaussée sont déployées les collections de céramique, que le musée possède aussi en nombre. Les pièces de la Manufacture de Sèvres dialoguent avec les poteries de Picasso, de Dufy et d’une ribambelle de créations contemporaines. Un délice pour les yeux, et, on l’imagine aisément, pour les mains des rares privilégiés qui ont le droit de les toucher : douceur froide et vitreuse des émaux, contact râpeux de la terre chamottée laissée nue…
Vous laisserez-vous tenter par la visite de La Piscine de Roubaix ?
Encore une fois, tu me donnes des idées de voyage et de visite. A défaut de pouvoir pour l’instant y aller, je me suis régalée à lire cette visite virtuelle très complète. Merci de me faire voyager
Merci pour cette visite… et cette idée de visite. Ce musée en dehors du cadre exceptionnel du à l’ancienne piscine a quelque chose d’attachant, on pense presque a un culte du secret. Ces collections, particulièrement les peintures qui parlent d’elles-mêmes avant le nom de qui les a peintes, c’est reposant, attirant.