S’il l’on demande à quelques personnes de donner les noms des artistes du XIXe siècle les plus importants, probablement qu’aucun d’eux ne citera Jean-François Millet. Pourtant, ce peintre est l’auteur d’une des œuvres les plus célèbres de son temps, L’Angélus. Un tableau si connu, si reproduit que l’on a fini par en oublier l’auteur, écrasé par l’icône.
C’est le peintre que le Musée des Beaux-Arts de Lille entend faire redécouvrir au grand public avec la rétrospective « Jean-François Millet » (13 octobre 2017 — 22 janvier 2018).

Assez logiquement, l’exposition s’ouvre avec une évocation de l’extraordinaire postérité de L’Angélus, mille fois reproduit. Mais si, souvenez-vous, vous l’avez probablement déjà croisé ornant une boîte métallique à gâteaux chez vos grands-parents ou une poussiéreuse babiole à la brocante… Un couple de paysans, penchés dans un paysage désolé. Je l’avoue, j’ai toujours trouvé cette œuvre un peu sinistre et je me suis souvent demandé : pourquoi ? Pourquoi un tel engouement ? Est-ce parce qu’elle évoque l’image éternelle d’une France rurale et pieuse ?

À cette question qui me taraudait, l’exposition a apporté quelques éléments de réponses. Mais surtout, la rétrospective lilloise m’a fait découvrir une carrière et un œuvre beaucoup plus complexe que je ne l’imaginais.
Les débuts difficiles d’un peintre normand
Si les œuvres de Jean-François Millet sont mondialement connues et si le peintre fut parmi les plus célèbres de son temps, ce succès fut long à venir : les premières décennies de la carrière de l’artiste sont marquées par la précarité, sinon la misère.

Jean-François Millet naît dans la paysannerie aisée du Cotentin, non loin de Cherbourg, en 1814. Rien, semble-t-il, qui prédispose à devenir artiste. D’ailleurs, le jeune homme commence son apprentissage assez tardivement : il entre à dix-huit ans dans l’atelier Dumoucel, un artiste de Cherbourg, où il étudie le dessin et la peinture. Probablement se révèle-t-il prometteur car, quatre ans plus tard, la ville et le département lui allouent deux bourses : le voici en route pour Paris, où il s’inscrit à l’École des Beaux-Arts. Mais son passage dans l’atelier de Paul Delaroche est bref. Millet préfère à l’ambiance de l’école le calme des salles du Louvre, où il copie abondamment les maîtres anciens.

Deux échecs au Prix de Rome achèvent de le décourager et le jeune homme quitte l’École des Beaux-Arts. Si les tableaux de Millet sont parfois acceptés au Salon, les ventes et les commandes ne sont pas assez fréquentes pour vivre décemment de la peinture. Pauline, l’épouse du peintre, de santé fragile, décède trois ans après leur mariage, peut-être faute d’un confort matériel suffisant.
Seuls les portraits de la petite bourgeoisie normande permettent à Millet de véritablement gagner sa vie. Mais veut-il y consacrer toute son existence ? Demeurera-t-il un modeste portraitiste ?
L’éclosion d’un peintre rustique
Si Millet cherche encore sa voie, il est clair qu’il aspire à autre chose qu’au statut de portraitiste de province. Ses nombreuses études et copies d’après les maîtres, comme ses lectures, érudites, témoignent d’une certaine curiosité et d’un goût sûr.
À la fin de la décennie 1840, il fait plusieurs rencontres importantes : Eugène Boudin, Honoré Daumier, et surtout Théodore Rousseau, qui deviendra l’ami de toute une vie.
Types paysans
Millet commence à peindre des paysans au travail. Il nourrit son pinceau de ses souvenirs d’enfance et des scènes qu’il peut observer à Barbizon, où il s’installe.
La toile Le Vanneur marque ce tournant. Debout, au centre de la toile, de profil, un paysan manipule un panier, un van, sur lequel il fait sauter le grain pour le séparer la paille. Le travail est dur, harassant : le poids du van se lit dans la position de l’homme, courbé, concentré sur l’effort physique qu’il réalise. Il porte, par-dessus son pantalon, des genouillères rembourrées de paille, probablement pour se protéger du frottement du panier sur ses articulations.
Nous ne savons pas l’identité de ce paysan : son visage, d’ailleurs, est noyé dans l’ombre et ses traits sont à peine précisés.

Le Vanneur, exposé au Salon de 1848, plaît au gouvernement provisoire de la toute jeune (et éphémère) République. L’état s’en porte acquéreur et commande à l’artiste deux autres toiles. Jean-François Millet a 34 ans : c’est son premier vrai succès.
Si les figures paysannes de Jean-François Millet suscitent l’enthousiasme des républicains, l’artiste se défendra toujours d’un quelconque message politique ou idéologique de ses œuvres. Aucune revendication, assure le peintre, qui campe avant tout des « types » paysans, toujours anonymes : le semeur, le vanneur, la glaneuse, la bergère. Les figures sont monumentales, sculpturales, sans aucun détail superflu. Les visages, quand ils ne sont pas à contre-jour et donc dépourvus d’individualité, sont marqués par l’expression de l’effort — voire de la souffrance — du corps au travail. À propos des paysans de Millet, les critiques d’art puis les historiens de l’art souligneront toujours « la grandeur et la dignité » des figures. Ce que l’artiste représente, c’est un monde paysan immuable, qui semble ignorer les mutations en cours (exode rural, mécanisation des campagnes, pénétration de la culture urbaine, évolutions morales…)

Pour autant, le peintre n’idéalise pas particulièrement l’univers champêtre, ce qui lui vaut d’ailleurs régulièrement d’amères critiques au Salon. Ainsi, en 1864, on lui reproche la laideur des visages des Hommes rapportant à leur habitation un veau né dans les champs. Pourtant, ces visages n’expriment rien d’autre que la souffrance provoquée par l’effort physique que de porter une charge à bout de bras !
Ce tableau, assez doux à nos yeux contemporains, est présenté à Lille en pendant d’un tableau bien plus dramatique : Les Tueurs de cochon, dans lequel le peintre figure, avec précision, l’abattage d’une bête. Deux hommes la traînent de toutes leurs forces, la femme l’appâte avec de la nourriture, un troisième homme pousse : rien n’y fait, le cochon, que l’on entend presque hurler, résiste de tout son poids. À droite, sur la pierre, la lame du couteau brille, ne laissant aucun doute sur l’issue de la scène.
Une des motivations de ma visite à Lille était précisément d’en apprendre plus sur les figures de paysans de Millet, car la question de la représentation du corps au travail dans la seconde moitié du XIXe siècle m’a toujours beaucoup intéressée (à ce propos, le musée de la Piscine de Roubaix possède une belle collection). J’ai regretté que le sujet ne soit pas plus profondément traité, notamment par des mises en regard avec des toiles ou des sculptures d’autres artistes, qui ont aussi figuré le monde rural — mais également le monde industriel. Si j’ai été un peu déçue, cela ne m’a pas empêché d’apprécier la belle sélection de l’accrochage, qui comprend de nombreux prêts de l’étranger.

Jean-François Millet, peintre de l’intime
Si Millet est célèbre pour ses « types paysans », il est avant tout un peintre du quotidien, des gestes simples. Ceux des travailleurs de la terre, donc, mais également ceux de la vie domestique. Il aime autant peindre la bergère perdue dans ses pensées que l’épouse qui coud, la mère qui nourrit son bébé.
Je connaissais quelques-unes de ces toiles intimes, comme La Becquée, La précaution maternelle : l’accrochage m’en a révélé d’autres ; mais surtout, il m’a dévoilé une des sources esthétiques essentielles de l’artiste : la peinture hollandaise du XVIIe siècle.
Les scènes d’intérieur de Millet sont de véritable transposition de la vie du XIXe siècle dans des peintures de genre hollandaises du siècle d’or. Ce n’est pas pour rien que l’artiste parle de sa « manière hollandaise » !

J’ai été touchée par ces toiles, par la douceur qui s’en dégage. En retrouvant, d’un tableau à l’autre, le même décor, les mêmes meubles, le même chat (ou presque), j’en ai déduit qu’il s’agissait de la maison même du peintre. Il m’a tout de suite paru plus proche, plus familier. Et cet enfant, que l’on retrouve à cinq ans d’intervalle, endormi dans son berceau puis prenant sa première leçon de tricot, serait-ce celui de l’artiste ? Et la mère aimante, son épouse ?
Millet, peintre biblique ?
Première rétrospective européenne consacrée à Jean-François Millet depuis 1975, l’exposition de Lille entend revisiter l’œuvre de l’artiste au regard des récentes recherches et avancées de l’histoire de l’art.
Dans cette optique, les deux dernières sections de l’exposition interrogent le caractère méditatif et biblique de l’œuvre de Millet. On disait que l’artiste était très croyant et qu’il a beaucoup lu la Bible.
Pour autant, Millet a peu peint de scènes bibliques, sinon une représentation d’Agar et Ismaël (dans le cadre d’une commande de l’État) et une autre de Ruth et Booz. Dans ces deux cas, Millet propose un traitement très proche du courant Réaliste et où aucun signe religieux n’apparaît.
Ce qui n’empêche pas le peintre, selon les commissaires, de mettre une dimension religieuse dans bien de ses tableaux de scènes intimes : ses représentations de jeunes mères dans sa « manière hollandaise » ne puisent-elles pas allègrement dans le schéma de la Vierge à l’enfant ou de Sainte-Anne éduquant Marie ?

Célèbre Angélus
Il est peut-être temps, ici, de revenir à L’Angélus, cette si célèbre toile de Millet. L’histoire de l’œuvre est assez rocambolesque. En 1857, Millet reçoit une commande d’un amateur américain, Thomas Gold Appleton. Il peint, pour ce monsieur, une scène rurale comme il en a l’habitude. Un couple de paysans, occupé à la récolte des pommes de terre, qui s’interrompent pour prier alors que sonne l’Angélus. Le jour est déclinant, la campagne nue. La lumière du soir plonge les silhouettes dans l’ombre : l’homme a retiré son chapeau, la femme prie avec ferveur, les deux mains jointes. Rien à l’horizon, sinon le clocher de l’église, qui suffit à évoquer les cloches de l’Angélus, d’où le nom du tableau.

Millet achève le tableau et — pour une raison qu’on ignore — le commanditaire ne vient pas le chercher. L’artiste s’en sépare donc au profil d’un autre amateur, en échange de 1000 francs or. Le tableau passe de mains en mains, gagnant à chaque fois un peu de valeur. En 1872, le tableau est en possession du marchand d’art Durand-Ruel, qui le vend à un industriel belge pour 8000 francs. Ce dernier s’en défait neuf ans plus tard lors d’une vente aux enchères mémorable : l’enchère atteint 160 000 francs ! L’heureux propriétaire est Eugène Secrétan, mais ce dernier ne garde pas longtemps le tableau : il le revend à George Petit, un marchand, pour 200 000 francs… avant de se raviser et de le lui racheter pour 300 000 francs.
Heureusement, à cette date, Millet est mort depuis quelques années et ne voit pas ces importantes transactions. Secrétan formule le souhait de donner, à sa mort et pour la postérité, sa collection d’œuvres au Musée du Louvre ; le destin de L’Angélus semble tout tracé. Mais en 1889, Eugène Secrétan fait faillite. Sa collection est dispersée en vente aux enchères.
Après toute cette spéculation, L’Angélus est au cœur de toutes les attentions : l’état est bien décidé à s’en porter acquéreur. Les enchères grimpent, grimpent, et c’est finalement l’American Art Association qui l’emporte avec une offre à 553 000 francs. La perte est douloureuse à avaler pour la France.
Est-ce la spéculation qui a fait de ce tableau une icône, ou est-ce parce que l’œuvre est une icône que la spéculation s’envole ? Il faut replacer tout cela dans le contexte post-1870 : la France a perdu l’Alsace et la Lorraine, rattachées à l’Allemagne. L’Angélus, avec ses deux paysans simples et croyants ; son clocher planté au milieu de la campagne devient le symbole nostalgique d’une « France rurale, humble et pieuse ».
Les journaux ne déplorent donc pas seulement la perte d’un chef-d’œuvre de la peinture, mais aussi le départ d’un petit bout de l’identité Française vers l’Amérique. C’était sans compter un énième coup de théâtre.

D’abord, la très riche Veuve Pommery acquiert Les Glaneuses, un autre célèbre tableau de Millet afin d’en faire don au Louvre, pour compenser la malheureuse perte de L’Angélus. Mais surtout, l’année suivante, en 1890, le propriétaire des Grands Magasins du Louvre, Alfred Chauchard, parvient à racheter à l’Association américaine le tableau, pour 800 000 francs et le lègue, à sa mort, à l’État Français.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, le musée d’Orsay peut s’enorgueillir de posséder les deux plus célèbres œuvres de Millet, Les Glaneuses et L’angélus.
Millet, Infini(s)
Je dois avouer que je n’ai pas trop compris le titre de la dernière section de l’expo, « Inifini(s) ». Il s’agissait, je crois, d’évoquer — encore — le caractère méditatif et silencieux de la peinture de Millet : les rêveries des adolescentes gardeuses d’oies ou de moutons, leur recueillement…

C’est dans cette section que j’ai fait mes plus belles découvertes : comme ne pas être émerveillée par La nuit étoilée, absolument magique, avec ses vers luisants qui scintillent comme des étoiles tombées au sol ?
J’ai découvert d’autres beaux tableaux que je ne connaissais pas, comme Le Bout du village de Gruchy, avec son oie chipie qui s’enfuit de la maison et le très beau Pâturage près de Cherbourg.

Dans cette section, j’ai aussi appris l’histoire d’un célèbre tableau conservé au musée d’Orsay, Le Printemps. Le peintre a figuré un paysage champêtre. Un chemin de terre borde un bout de potager et des vergers en fleurs. On remarque à peine le personnage sous l’arbre fruitier, au loin. S’est-il abrité là pour se protéger de la pluie ? Le ciel, bouché de nuages noirs, témoigne de l’averse qui vient de se produire. À droite, déjà, réapparaît un bout de ciel bleu, tandis qu’un double arc-en-ciel surgit à gauche. Trois taches blanches dans le ciel : des oiseaux qui volent.

Ce tableau, j’étais heureuse de le revoir, car il fait partie, depuis mon enfance, de ma culture visuelle. Je me rappelle l’avoir vu, souvent, en feuilletant les fiches « Géants de la peinture » de ma maman, puis dans mon calendrier perpétuel sur l’art, spécialement conçu pour les enfants.

L’exposition de Lille m’a donc appris que ce tableau résultait d’une commande d’un homme, Frédéric Hartmann, et qu’il participait d’un cycle des quatre saisons, aujourd’hui dispersé. Le Musée d’Orsay a prêté Le Printemps, le Metropolitan Museum, son pendant, L’automne, dont j’ai admiré la magnifique touche. Dommage que L’été, conservé à Boston, ne soit pas venu ! L’hiver quant à lui n’a jamais été achevé par Millet.
Je crois que je peux dire que j’ai beaucoup apprécié l’exposition de Lille, qui m’a fait découvrir avec plus de finesse l’œuvre de Millet. J’ai cependant été un peu déçue de certains choix d’accrochage : plusieurs cabinets présentaient des dessins et gravures de l’artiste, mais ce n’est qu’en lisant le catalogue d’exposition que j’ai compris l’importance des arts graphiques dans sa pratique artistique. Je connaissais, évidemment les estampes de Millet et j’étais assez déçue de ne pas pouvoir en admirer plus. J’ai aussi regretté l’absence de document d’archives (notamment de lettres) alors même que les cartels citaient souvent des extraits de textes écrits par l’artiste ou par ses contemporains.
En complément à l’exposition, le Musée des Beaux-Arts de Lille propose un accrochage « Millet — USA » qui traite de l’impact de l’œuvre de Millet sur les artistes et notamment les photographes américains. Outre-Atlantique, Millet est très apprécié, collectionné, et regardé. Faute de temps, je n’ai pu jeter qu’un œil à cet accrochage, qui aurait mérité un peu plus d’attention de ma part. Le peu que j’ai vu m’a convaincue. Surtout, à ne pas manquer pour les amateurs, une dizaine de dessins d’Edward Hopper.

Pour aller plus loin
- Exposition « Jean-François Millet » au Palais des Beaux-Arts de Lille, jusqu’au 22 janvier 2018.
- Cat. Exp., Millet, Lille, Palais des beaux-arts, 2017, 251 p.
- Les tableaux de Millet commentés sur le site du Musée d’Orsay
- Le Vanneur de Millet commenté sur le site l’Histoire par l’image.
Le rapprochement avec Hopper est intéressant. Il me semble que les deux peintres ont en commun l’expression constante de la solitude.
Je connaissais Millet par ses peintures évoquant le monde paysan, mais merci de m’avoir fait découvrir d’autres facettes et ça vie 🙂 Il est regrettable que la valeur des artistes soit souvent reconnue après leur mort…
Superbe article. Outre l’attrait pour le monde paysan et le paysage, il est intéressant de noter l’importance des arts graphiques dans la production de ce peintre.
Oui, je suis absolument passée à coté de ça dans l’expo, j’ai trouvé que c’était mal mis en valeur (les dessins trop loin des oeuvres alors qu’il y avait une relation évidente). Je n’ai vu certaines subtilités de l’accrochage que de retour à la maison, en feuilletant le catalogue et en regardant mes photos.
Comme la partie « gravure » est celle qui me touche le plus, je vous concocte un petit billet sur l’oeuvre gravé et lithographié de Millet, à paraître d’ici la fin du mois 🙂
Au plaisir de le lire ! 🙂
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