Profitant d’une intervention à l’Université d’Aix-Marseille, j’ai consacré quelques heures de mon séjour à la découverte du Musée Granet… Le Musée Granet, un nom familier à mes oreilles, qu’il me semble avoir lu ou écrit mille fois lorsque j’étais étudiante en histoire de l’art. Pour autant, je n’avais jamais eu l’occasion d’en découvrir par moi-même les trésors. C’est désormais chose faite.

Du Musée Granet, je ne vous parlerai pas des Cézanne. Du moins, pas dans cet article, car le sujet est si vaste qu’il mériterait bien un billet à lui tout seul (il faisait d’ailleurs l’objet d’une exposition temporaire lors de ma visite).
La visite commence au sous-sol, où se déploient les peintures anciennes (XVe-XVIIIe siècles). Surprenante idée : habituellement, ce sont les collections d’archéologie que l’on relègue dans les sous-sols, bien plus rarement les tableaux (cela dit, à Granet, les objets archéologiques aussi sont au sous-sol).
L’accrochage est thématique : l’enfance, la sérénade, les amours des dieux, l’âge mûr… Belle initiative, qui met intelligemment en avant des tableaux sur lesquels on passerait autrement un peu trop rapidement : il est fréquent, dans les musées, qu’un tableau, au sujet atypique, de petit format ou d’un artiste méconnu, soit écrasé, par un voisinage trop attractif parce que d’une signature autrement plus célèbre, ou simplement accompagné d’un cartel plus développé, qui indique au visiteur que c’est lui qu’il faut regarder, tout en lui délivrant quelques clés de compréhension bienvenues qui font défaut aux autres toiles accrochées. Et c’est ainsi que l’on néglige bien des œuvres intéressantes…

Le choix d’un accrochage thématique invite à regarder autrement les œuvres, à les considérer sous un angle nouveau. On cherche les points communs entre les scènes représentées, les détails de l’une peuvent éclairer le sens de l’autre. Qu’importe la signature au bas du tableau ? Des fils se tissent, on se perd plus volontiers dans les détails. C’est du moins l’effet que cela m’a fait, en parcourant ces quatre salles du Musée Granet.
Quatre âges de la vie : l’enfance, la jeunesse, l’âge mûr et le crépuscule de l’existence. Un fil rouge, discret, relie les quatre chapitres de cette histoire : la série de tableaux d’un certain Michel-François Dandre-Bardon (1700-1783), intitulé Misères de la vie, à travers lesquels l’on suit l’itinéraire d’un homme, du berceau à la tombe. Le peintre aurait ici pris pour décor l’intérieur du commanditaire de la suite. C’est d’ailleurs ce qui m’a le plus intéressée dans ces quatre petites toiles : entrer dans un appartement du XVIIIe siècle, épier d’un œil curieux les détails du quotidien, le petit désordre des objets éparpillés…
Autour de chacun des quatre tableaux de Dandre-Bardon, d’autres toiles rassemblées. Au poupon auquel on tend un hochet, répond une vierge à l’enfant d’un grand raffinement, due au pinceau minutieux de Robert Campin, aussi connu sous le nom de Maître de Flémalle. Quel plaisir (c’est le luxe de certains musées de province) de pouvoir s’approcher si près de la surface peinte, en scruter tous les détails, admirer le réalisme des rides de nos personnages, compter chaque brin d’herbe, détailler chaque fleur, et même faire une promenade imaginaire dans cette ville dont j’aurais aimé connaître le nom.
Plus loin, une jeune fille nous dévisage de ses grands yeux. Je ne sais si le charme de ce tableau est dû à sa présence ou au caractère inachevé de la toile : Francesco Tervisani n’a jamais achevé ce portrait. Elle m’intrigue avec ses traits encore enfant et sa coiffure déjà d’adulte… Qui est-elle ?
Un autre beau portrait lui répond : un jeune garçon, à l’air interrogateur, se demandant ce qu’il fait là, accroché sur les cimaises… C’est à David que l’on doit ce tableau, figurant apparemment un modèle qui aurait posé dans son atelier.
Si ces deux-là sont sages comme des images, on ne peut pas en dire autant de la joyeuse bande de poupons dodus qui chipe les fruits d’un pommier et se chamaille joyeusement : tableau un brin kitchouille de l’École des Carraches (j’ai oublié de photographier le cartel).

Si l’on poursuit l’inventaire de l’enfance, voici un surprenant tableau : une robe rose, un visage angélique, une arme à la main, et au fond, une ville en flamme, des troupes en pleine action… Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Rien d’autre que le portrait du jeune Claude-Secret de Gueidan en chancelier de Malte… Un petit garçon en robe rose ? Rien d’étonnant pour l’époque, il était dans les mœurs d’habiller les petits garçons ainsi… Quant à son prénom, c’est un mystère pour moi… En tout cas, rassurez-vous, ce charmant bambin n’a jamais mis les pieds sur le champ de bataille représenté : c’est symbolique et célèbre son titre de chevalier de l’ordre de Malte, reçu à 8 ans…

À l’enfance, répond l’âge mûr, et l’on retrouve un portrait d’un autre membre de la famille Gueidan : il s’agit de Gaspard de Gueidan peint par le prestigieux Hyacinthe Rigaud. Là encore, le costume peut étonner : qu’est-ce que cette débauche de broderie et cette incongrue cornemuse ? Gaspard est déguisé, il joue le personnage du berger du roman de l’Astrée, œuvre d’Honoré d’Urfé (on salue au passage les étudiants de la spécialité iconographie de l’École du Louvre). Portrait travesti ? Une grande mode au XVIIIe siècle…

De l’âge mûr, on glisse au crépuscule : voici notre bébé du début du parcours devenu vieillard. Assis dans un fauteuil à haut dossier, enveloppé dans sa robe de chambre, il contemple mélancolique le plafond, maudissant probablement sa jambe qui le fait souffrir. Encore du désordre : quelques effets abandonnés sur le manteau de la cheminée, un lit défait à l’arrière-plan.

Trois vieillards lui tiennent compagnie : un anonyme porte autant de craquelures sur sa surface que de rides sur sa peau ; une très belle et digne grand-mère, qui nous regarde de ses grands yeux, le visage souligné par une imposante fraise. Le dernier membre de cette compagnie n’est autre que Rembrandt…
Au gré du parcours thématique, mon œil s’est accroché à d’autres œuvres : un très beau paysage de David Téniers, discrètement habité de saint Antoine et saint Paul partageant un repas ; deux magnifiques peintures du XVIe siècle français, une allégorie de la Paix et une Toilette de Vénus.
Quelle n’a pas été ma surprise de rencontrer une copie de la Femme entre les deux âges dont le Musée des Beaux-Arts de Rennes conserve une autre version. Amusant tableau où l’on voit une femme entourée par deux prétendants, l’un jeune et avenant, l’autre vieux et repoussant. Elle tend à l’un une paire de lunettes pour l’inviter à regarder la réalité en face, et pince légèrement le petit doigt de l’autre pour lui témoigner de ses faveurs… Tout en nous regardant droit dans les yeux, comme si, nous, spectateurs, étions également parmi les soupirants : méritons-nous les binocles ou le baiser ?
Une autre toile de la série des Misères de la vie m’amuse : le jeune homme connaît ses premières déceptions amoureuses, moqué par une courtisane à qui il allait, semble-t-il déclarer sa flamme. Ici, ne serait-ce pas l’homme mûr qui gagne ? La composition me rappelle vaguement le Monument du Costume physique et moral, Michel-François Dandré-Bardon n’y aurait-il pas pioché un peu d’inspiration ? (après vérification, c’est bien impossible, les estampes étant postérieures à la peinture…)

Je m’attarde aussi devant la cimaise intitulée « sérénade » : on chante, on rit, on boit, on danse. Dans un ordre ou dans l’autre, chez les paysans comme dans un intérieur plus bourgeois… La galanterie (et un message moral) n’est jamais très loin. Cela ne perturbe pas la joueuse de Mandoline de Gaspare Traversi, qui sourit à pleines dents. Il est rare de voir, dans les tableaux anciens, les dents des personnages : celles-ci sont gâtées, abîmées faute de soin…
La visite se poursuit à l’étage, dans une enfilade de salles haute de plafond et à l’éclairage zénithal. On a ici conservé l’accrochage dense si typique du XIXe siècle au charme désuet et toujours un peu pompeux. C’est là que nous rencontrons Monsieur Granet, qui a laissé son nom au musée. Une fierté locale que ce peintre et collectionneur, dont les œuvres (de sa main ou de sa bourse) ont enrichi les cimaises. Le musée n’a cependant pas toujours porté son patronyme : le baptême a eu lieu en 1949 seulement, à l’occasion des cent ans de la disparition de l’artiste.

Granet, inconnu à vos oreilles ? Il est vrai que ses œuvres sont rarement reproduites dans les grandes synthèses de l’histoire de la peinture. Dressons une rapide biographie : Granet est né en 1775 a Aix-en-Provence, où il a fait ses premières armes artistiques et s’est lié d’amitié avec Auguste de Forbin, futur directeur du Musée du Louvre. Ensemble, ils partent à Paris, où ils étudient dans l’atelier de David, puis à Rome. Fasciné par la ville éternelle, Granet y séjourne vingt ans.
De son séjour à Rome, Granet rapporte de multiples études, qui ornent aujourd’hui « son » musée. J’ai beaucoup aimé contempler ses petits tableautins : il me semble presque que l’on peut mentalement « entrer dans la toile », goûter le silence de cette crypte humide, sentir la chaleur du soleil nous brûler la peau sur cette place romaine… Une petite étude, figurant la Sainte-Victoire, retient mon attention par sa touche si particulière, qui semble presque préfigurer Cézanne…
De grands tableaux témoignent du style académique et des sujets du peintre, qui reçut plusieurs commandes officielles sous Louis-Philippe. Ma préférence va à Réception de deux cardinaux par une maîtrise à la villa du Belvédère de Frascati dont j’apprécie le caractère inachevé : à l’œil attentif se révèlent les secrets de l’artiste : ici, un vase est juste esquissé au crayon sur la surface peinte, là un personnage est entouré d’un halo de touches attendant d’être léchées. Sous le groupe de personnages qui entourent le cardinal, ce sont carrément les lignes de construction de l’architecture qui ressurgissent.
Au milieu de cet accrochage trône un portrait de Granet, œuvre phare de la collection : et pour cause, elle est signée du célèbre Ingres. Les deux hommes étaient amis, partageant les joies de la vie romaine des années…

Dans la salle suivante, on retrouve quelques œuvres d’Ingres, accompagnées de toiles de David. Un œil exercé reconnaît sans peine dans ces tableaux les traits de quelques figures célèbres. Voici une étude pour le personnage du vieil Horace pour le serment des Horaces. Là encore, la proximité permet d’apprécier toutes les subtilités de la touche.

Une troisième salle achève l’enfilade de ce « département XIXe » : elle est consacrée aux peintres locaux, Émile Loubon, Justinien Gaut… Une vue de Moutiers, des Sainte-Victoire en veux-tu en voilà, quelques paysages locaux, où broutent des troupeaux de chèvres et autres caprinés. Je m’amuse de ce grand format avec ces chèvres noires en furie, et la figure d’un berger noyé dans la poussière : un tableau de far-west à la française !
À l’étage d’en dessous, une longue galerie de sculpture fait pendant aux cimaises de peinture XIXe. Charmant espace, où la lumière caresse l’épiderme du marbre et des plâtres. Par leurs postures, les statues se font écho, se complètent, se répondent : un accrochage subtil et fort amusant à détailler. Quelques visiteurs semblent n’avoir su résister au désir de caresser quelques postérieurs exposés à leur vue !
Affriolés par ces paires de fesses dodues, ont-ils aussi remarqué ces surprenants et coquins reliefs modelés par Jean-Antoine Injalbert, intitulés Poèmes idylliques païens ? Ils regorgent de détails à faire rougir les autres statues !
Au rayon des curiosités, je remarque ce plâtre d’un oiseleur (François Truphème, 1878) qui semble avoir perdu le tissu qui masquait pudiquement son anatomie. Une large trace, sombre, souligne cette pièce perdue. Toute la sculpture est marquée de petits points au crayon : ce sont des repères pour la réalisation en marbre du modèle… Quel dommage que tous ces éléments, qui permettent de mieux appréhender l’œuvre ne soit pas portés à la connaissance du public !
Mais retrouvons notre sérieux : un peu plus loin, j’admire la texture du filet de ce pêcheur jetant l’épervier : comme j’aimerais toucher, mais…
Le musée Granet propose bien d’autres trésors. Ses salles consacrées à l’art du XXe siècle recèlent un bien bel accrochage, dont j’ai à peine le temps d’apercevoir les toiles. Ce sera pour une prochaine visite !
Une visite passionnante….
Sympa le clin d’oeil à Museolepse et son chouette travail !
J’en profite pour préciser qu’il existe une visite virtuelle du musée : http://www.museegranet-aixenprovence.fr/visite-virtuelle.html
PS : les cartels loupés je connais :p (pas vu l’oeuvre dans la visite virtuelle d’ailleurs)
Merci beaucoup pour le signalement de cette visite virtuelle 🙂
As tu pu voir l’expo Botero?
Non, j’avoue que ce n’était pas trop ma priorité car je n’étais pas très intéressée. Mais peut-être ai-je tort et aurais-je fait une belle découverte !
Une note critique en contrepoint de votre visite (je précise que j’aime beaucoup ce musée, d’où mon énervement quant à la façon dont il est géré) (je précise aussi que la liste des expositions Cézanne est exagérée !) :
Quand j’ai visité le musée Granet tout de suite après sa rénovation, la collection ancienne se déployait au rez-de-chaussée et sur une partie du premier étage, le sous-sol étant prévu dans le projet pour les expositions temporaires. Mais cela n’a pas eu l’heur de plaire au directeur du musée, Bruno Ely, qui avait pour ambition de faire briller son institution (et lui-même) à coup d’expositions-paillettes-poudre-aux-yeux (Cézanne, Cézanne et Picasso, Picasso et Cézanne, Cézanne et la Provence, Cézanne et le Sud, Cézanne et l’Ouest, la lumière de Cézanne… alors qu’en fait le musée ne possède presque rien de Cézanne (Cézanne et Aix, c’est toute une histoire, guère à l’avantage de la ville)) avec l’appui de la municipalité. Bruno Ely a donc exilé la collection permanente (en la réduisant) au sous-sol (s’il avait pu exiler les Granet, il l’aurait sans doute fait, mais ils sont trop encombrants) et utilisé les espaces libérés pour ses expositions tape-à-l’oeil (qui certes n’ont pas été toutes nulles, ni toutes tape-à-l’oeil d’ailleurs, je pense à la collection Pearlman ou à la rétrospective Charles Camoin).
Ce grand format avec le troupeau de chèvres m’a beaucoup marqué il y a quelques abbées. Je ne saurais dire pourquoi mais décidément, c’est toujours un plaisir de le retrouver au détour d’une lecture! Peut-être ce côté épique, cette bousculade qui soulève la poussière face au visiteur.
Je ne peux que vous encourager à retourner voir les salles d’art moderne et contemporain. J’y ai découvert quelques unes des œuvres qui font aujourd’hui partie de mes préférées (le petit « coup de foudre » de Klee, Giacometti et Tal Coat).