Dans un précédent billet, je vous parlais de Guernica et de l’émotion que j’ai ressentie lorsque je l’ai vu, en vrai, pour la première fois.
En ce moment, le musée Picasso, à Paris, consacre une exposition à ce chef-d’œuvre qui a marqué l’art moderne. Une exposition Guernica, mais sans Guernica : l’œuvre ne peut plus quitter le Reina Sofia pour des raisons de conservation… et, de toute façon, jamais l’hôtel Salé du Marais n’aurait été en capacité d’accueillir la foule que le tableau aurait immanquablement déplacée.

Une expo Guernica sans Guernica, est-ce que cela vaut le coup ? Oui ! Du moins, moi, j’ai beaucoup apprécié la visite : redécouverte la genèse de l’œuvre, l’onde de choc qu’elle a provoquée… Le tout servi par un bel accrochage, comprenant un célèbre portrait de Dora Maar, de précieuses études dessinées, un superbe ensemble d’estampes, parmi les plus importantes réalisées par l’artiste. Bref, de quoi vous convaincre, j’espère, de faire le déplacement.

De l’original de Guernica, nous ne verrons que le châssis, ce support de bois servant à tendre la toile. Il ouvre, discrètement, l’exposition, nous rappelant combien l’œuvre est fragile, à force d’avoir été roulée et déroulée. Car on ne déplace pas une peinture de 27m2 comme ça ! Pour ses voyages, nombreux de 1937 à 1971, Guernica était détachée de son support, et roulée. Une opération réalisée avec beaucoup de précautions, mais, qui, à force, a évidemment fragilisé la couche picturale, sans compter les tensions occasionnées sur la toile. Aussi, depuis son arrivée en Espagne en 1971, le tableau ne peut plus être déplacé, et en bientôt, un nouveau châssis est réalisé, afin de mieux soulager la peinture de son propre poids.
La Genèse d’une œuvre : les premiers croquis
De Guernica, l’exposition raconte la genèse. Comment, à la fin de l’année 1936, Picasso a reçu de la part de la République espagnole la commande d’une oeuvre pour le pavillon de l’exposition internationale de 1937. Picasso, alors en plein dans une série très personnelle inspirée de sa vie avec Marie-Thrèse Walter et sa fille Maya, a d’abord imaginé une monumentale toile sur le thème du peintre et son modèle, dont on conserve aujourd’hui une série de croquis sur papier bleu, que le musée expose.
Alors que le travail est bien engagé, un élément survient : le bombardement de la ville basque de Guernica. La guerre civile fait rage depuis plusieurs mois en Espagne. La situation, Picasso la connaît bien: sa famille, restée au pays, le tient au courant, tout comme son réseau d’amis, sympathisants de la cause républicaine.
Il lit les journaux, dont quelques exemplaires conservés dans ses archives sont annotés de croquis réalisés à même les articles, préfigurant les thématiques abordées dans Guernica.

La catastrophe qui a touché la ville basque arrive à la connaissance des Français le 28 avril 1937, deux jours après les faits. Picasso les découvre à la lecture du journal. La déflagration de la nouvelle balaye les esquisses du peintre et son modèle : c’est Guernica qui figurera sur le mur du pavillon espagnol.
On découvre, grâce aux croquis exposés par le musée Picasso, que l’artiste avait d’abord pensé sa composition en couleurs : du jaune, du rouge, du vert, du bleu, grassement posés au pastel.
La naissance de Guernica à travers l’objectif de Dora Maar
Le travail photographique de Dora Maar n’est certainement pas étranger à cette évolution de la palette du peintre. Lorsqu’il se lance dans le report de la composition sur la toile, Picasso est confronté à un problème d’espace : le support tient difficilement dans son atelier des Grands-Augustins, pourtant vaste. Il faut placer la toile de travers dans la pièce, et, malgré cela, le peintre manque de recul pour l’embrasser d’un coup d’oeil. Dora Maar intervient et photographie régulièrement la toile, archivant sa progression, comme le ferait un graveur en tirant des épreuves d’états. Picasso va se référer aux clichés pour réfléchir à son œuvre, à son évolution. Les photographies sont en noir et blanc, et cela n’est probablement pas sans conséquence sur le choix final de l’artiste d’y bannir la couleur.
Il est également possible que Piccasso ait anticipé, par ce choix, la future reproduction de l’œuvre dans la presse et les livres : rappelons qu’à l’époque, la plupart des illustrations sont encore en noir et blanc.
Les clichés de Dora Maar documentent son processus créatif, et sont, dès leur prise de vue, destinés à être publiés : la photographe et compagne du peintre travaille sur une commande de l’éditeur Christian Zervos, en vue d’un numéro spécial de Cahiers d’art sur l’œuvre. C’est la première fois que Picasso accepte ainsi de dévoiler les coulisses de sa création.

Motifs et symboles. Dans le laboratoire créatif de Picasso
Le taureau, le cheval, la porteuse de lumière, la femme qui crie, l’oiseau, la lampe : autant d’éléments que l’on retrouve dans d’autres œuvres de l’artiste. Picasso a en effet puisé dans son répertoire personnel ces motifs auxquels il attache des significations mouvantes. Ainsi, la figure du taureau ou du Minotaure est emblématique : souvent associée, dans la mythologie personnelle de Picasso au génie créateur et à l’artiste, elle semble devenir ici le symbole du peuple espagnol. Mais en même temps, Picasso n’a-t-il pas aussi déclaré, en 1945, « le taureau représente la brutalité, ce cheval est le peuple » et, deux ans plus tard, « Ce taureau est un taureau (…) C’est tout pour moi, au public de voir ce qu’il voit » ?

Une salle explore cette question des motifs, de leur source et de leur signification. C’est, à mon avis, l’une des plus belles de l’exposition. On y voit notamment plusieurs estampes de Picasso, parmi les plus marquantes de son catalogue. L’œuvre gravé et lithographié de Picasso est relativement méconnu du grand public, alors même qu’il est abondant, essentiel pour la compréhension de l’œuvre entier de l’artiste et estimé par les spécialistes comme l’un des plus brillants du XXe siècle.
Le nombre de pièces que compte le catalogue raisonné de l’œuvre gravé et lithographié de Picasso est vertigineux : plus de 2000 estampes, réalisées de 1904 à 1972.
Picasso a développé une véritable passion pour le médium : a expérimenté toutes les techniques, ou presque, s’y montrant inventif, puisant dans la tradition pour mieux innover. Il multiplie les états, se lance à corps perdu dans la cuisine de l’estampe, invente ses propres recettes.

L’œuvre graphique est un espace très intime, où Picasso s’essaie à bien des expériences, se dévoile, bien plus encore que dans sa peinture.

À l’exposition, les visiteurs peuvent admirer les estampes les plus remarquables de sa production des années 30. Durant ces années-là, Picasso use de la gravure sur cuivre comme d’un journal intime, où il trace, quotidiennement, ses réflexions : les estampes sont datées au jour près. Elles seront, pour la majorité d’entre elles, dans une suite tirée à 239 exemplaires, intitulée la Suite Vollard, du nom du marchand qui envisagea leur publication. On y trouve les thèmes qui obsèdent alors Picasso : la corrida, la relation du peintre à son modèle, muse dans laquelle on reconnaît sans peine les traits de Marie-Thérèse.

La monumentale Minotauromachie, gravée en 1935, forme une sorte d’aboutissement des recherches de cette période, synthétisant en une plaque tout le contenu de la suite Vollard. Cette plaque est véritablement la fin d’un cycle, y compris sur le plan personnel, puisqu’elle clôt la relation amoureuse avec la (très jeune) Marie-Thérèse, devenue mère. Il n’échappera à personne que certains des motifs futurs de Guernica sont déjà là.

Si Minotauromachie est une performance technique, avec son eau-forte très fouillée, mon admiration va surtout à la planche Minotaure aveugle guidé par Marie-Thérèse au pigeon dans une nuit étoilée, gravée à l’aquatinte et au grattoir en décembre 1934, tant le rendu de la lumière y est délicat. Picasso a ici travaillé son aquatinte comme s’il s’agissait d’une manière noire.
Picasso, artiste engagé ?
Guernica, œuvre engagée ? Sans l’ombre d’un doute. Mais, au-delà de cette œuvre, quel fut l’engagement politique réel du peintre, installé en France depuis 1904 ? L’exposition se penche également sur cet aspect de la biographie de Picasso. C’est, aux dires des commissaires, l’un des apports scientifiques nouveaux de cette manifestation… Au fil des archives exposées, on découvre que Picasso a été nommé en septembre 1936 directeur (honoraire) du Prado de Madrid par le gouvernement républicain.

D’autres documents éclairent son engagement auprès des réfugiés espagnols qui arrivent en nombre dans le sud de la France au lendemain de la victoire de Franco, le 1er avril 1939. Picasso participe à des collectes de fonds, parraine des actions, fait jouer ses relations pour sortir des camps d’internement tel ou tel réfugié.
Ce engagement politique est aussi – évidemment – artistique : outre Guernica, Picasso a réalisé d’autres œuvres en relation avec le conflit : Songes et Mensonges de Franco, deux plaques de cuivres gravées à l’eau-forte et aquatinte, initialement destinées à être tirées en nombre et vendues comme cartes postales, elles seront finalement diffusées en portefeuille, accompagnées d’un poème, le tout tiré à 130 exemplaires.
Une lecture politique peut aussi être donnée des « femmes qui pleurent », nombreuses dans l’œuvre de Picasso en cette année 1937. Si l’on y retrouve les traits de sa compagne Dora Maar, elles sont aussi le symbole de la souffrance des peuples en Europe, à commencer par le peuple espagnol.
Dix ans plus tard, il y aura encore le Monument aux Espagnols morts pour la France, un tableau aujourd’hui conservé à Madrid et prêté pour l’exposition, à la charge symbolique forte.

Guernica conjugué au présent
Guernica sans Guernica, certes, mais avec d’autres Guernica. Si le « vrai » Guernica n’a pas pu quitter l’Espagne, le musée Picasso a souhaité rassembler d’autres œuvres, des interprétations de Guernica données par des artistes contemporains. Si j’étais, au début, sceptique sur cette proposition, dont j’avais peur qu’elle ne fût que du meublage, je dois avouer avoir été séduite par deux œuvres en particulier.

La première, au rez-de-chaussée, est une interprétation au fusain de Guernica, par l’artiste Robert Longo (Guernica Redacted, 2014), entrecoupée de bandes noires, très intenses, morcelant l’image. La seconde, à l’étage, est une version gravée sur bois et encrée, par l’artiste Damien Deroubaix. Il l’a réalisée en 2016, alors qu’il préparait sa première grosse exposition monographique. Il voulait évoquer un événement fondateur dans son parcours : sa première confrontation, pendant son enfance, à Guernica. Ce n’est pas à Madrid qu’il l’a vue, mais à Colmar, où le Musée Unterlinden possède une version grandeur réelle de l’œuvre, mais en tapisserie. Damien Deroubaix avait donc sollicité le prêt de cette tapisserie, qui a été refusée pour des raisons de conservation. Il s’est donc lancé dans la gravure sur bois d’un Guernica, intitulé Garage Days Re-Visited, aujourd’hui conservé au Luxembourg.

Pourquoi ces deux interprétations contemporaines m’ont-elles tant plu ? Parce qu’elles questionnaient ce que l’on ressent face au « vrai » Guernica de Picasso : avec ces deux œuvres, les artistes ont exprimé leur réaction personnelle et intense. Personnellement, elles m’ont fait, un bref, instant, le même effet que celui que j’ai ressenti devant Guernica, au Musée Reina Sofia : la sensation d’écrasement, d’étouffement. Guernica revisité, c’est aussi l’occasion, pour le visiteur, de réfléchir à la présence de l’œuvre à travers ses reproductions…
Alors, faut-il aller voir cette exposition Guernica sans Guernica ? Oui, assurément, vous y apprendrez beaucoup !
Définitivement convaincue! Il faut que je m’organise à aller voir cette expo. Merci!
J’ajoute une petite touche : ça me fait toujours quelque chose de savoir que l’atelier où Picasso a peint Guernica est celui où Balzac campe le Chef d’oeuvre inconnu. Cette grande toile, ce fouillis où on ne voit rien, qu’évoque le roman semble étrangement annoncer tous ces travaux préparatoires, ces études du peintre espagnol…