Tête de Flore, une performance de l’estampe du XVIIIe siècle

Devineriez-vous, si je ne vous la dévoilais pas, la technique par laquelle a été réalisée l’œuvre dont il va être question aujourd’hui ? Ce n’est pas un délicat pastel, mais bien une estampe. Oui, une gravure, une impression.

Bonnet, d’après Boucher, Tête de Flore, manière de pastel imprimé en couleurs à partir de 8 éléments d’impression, 1769, BnF/Gallica

Oh ! On dirait bien pourtant que c’est un pastel, un vrai pastel, et c’était d’ailleurs là toute l’ambition du créateur de cette feuille : mettre au point une technique qui imite si parfaitement le pastel qu’on y tromperait un amateur !

Imiter le dessin par la gravure

C’est en fait l’obsession de tout un siècle : reproduire toutes les subtilités et les grâces du dessin et du pastel, sans perdre une miette de ce qui fait leur singularité. La délicatesse et la vivacité de la main du dessinateur, le grain du crayon qui adhère au papier, la légère pulvérulence du noir de charbon ou de la sanguine… sans parler des nuances et accords de couleurs, à une période où le dessin aux trois crayons et le pastel sont si recherchés des amateurs.

Bonnet d’après Boucher, La dormeuse, manière de crayon imprimée en sanguine, seconde moitié XVIIIe siècle, BnF/Gallica

Ni la liberté de l’eau-forte ni la virtuosité du burin ne peuvent prétendre traduire toutes ces subtilités du dessin. Or, du dessin, tout le monde en veut en ce XVIIIe siècle : il est nécessaire à l’apprentissage des jeunes artistes mais également à la formation de l’œil des amateurs, de plus en plus nombreux à collectionner les dessins des maîtres — passés ou contemporains.

Bien conscients de cet engouement pour le dessin — et du marché potentiel que cela représente — amateurs éclairés et graveurs se mettent en quête d’une technique à même d’imiter le crayonné. Le milieu du siècle voit se multiplier les innovations — dont quelques individus se disputent la paternité.

Graver en manière de crayon

L’une d’entre elles, c’est la manière de crayon, dont le principe nous vient d’Angleterre et qui a été perfectionnée et diffusée en France par trois hommes, deux graveurs, Gilles Demarteau, Charles François et un ingénieur, Alexis Magny.

Demarteau d’après Boucher, Naïades et triton, manière de crayon imprimée en sanguine, 1761-1762, Bm de Lyon / Numelyo

La technique repose sur l’emploi d’outils nouveaux, la roulette dentée et le matoir. Les roulettes, hérissées de petites pointes inégalement réparties, sont promenées sur le cuivre. Les pointes criblent le métal de minuscules impacts qui rendent à merveille l’effet du trait de crayon sur le papier. Le matoir, quant à lui, est également pourvu de pointes. On l’emploie pour grener les masses d’ombres.

Le procédé est présenté à l’Académie en 1757, qui l’approuve et l’encourage. En échange d’une pension de 600 livres, Charles François accepte de dévoiler publiquement ses secrets.

« Cette invention est maintenant entre les mains de tout le monde, et plusieurs l’exécutent avec autant et même plus de succès encore que M. François. C’est sans doute cette émulation que vous souhaitiés [sic] d’exciter et qui est vraiment utile » écrit le graveur Cochin au marquis de Marginy, surintendant des Bâtiments du roi, en janvier 1761.

Imprimer le blanc

Imiter le crayon, c’est fort bien. Mais à l’époque, ce qu’on aime par-dessus tout, c’est le dessin en trois crayons : pierre noire, sanguine et craie blanche. Pas de souci pour le reproduire, il suffit d’une plaque par couleurs. Tout l’exercice pour le graveur consiste à décomposer le motif et à reporter chacun des traits de crayon sur la plaque correspondant à la bonne couleur, charge ensuite à l’imprimeur de superposer parfaitement les plaques au moment du tirage, ce qu’on appelle le repérage.

Demarteau d’après Doyen, Grande tête de vieillard, manière de trois crayons, Bm de Lyon / Numelyo

Sauf que, si l’on imprime sans difficulté en noir et en sanguine, l’encre blanche donne bien du fil à retordre aux imprimeurs et éditeurs. Elle est trop couvrante, ou pas assez, et, avec le temps, elle jaunit ou noircit.

Louis-Marin Bonnet a là une supériorité incontestable : son encre blanche est stable et ne varie pas avec l’âge. Mais, à une époque où les innovations se succèdent à une fréquence de plus en plus élevée, il ne s’agirait pas de se reposer sur ses lauriers.

Bonnet d’après Doyen, étude de tête d’homme, manière de deux crayons, imprimé en noir et blanc sur papier bleu, 1776, Gallica/BnF

Graver le pastel

Si l’on sait traduire le crayon, la reproduction par gravure du pastel résiste encore à toutes les tentatives. Bonnet va s’y attaquer, en alliant à la manière de crayons le principe de la trichromie mis au point une trentaine d’années auparavant par Jacob Christophe Le Blon.

Une tête de Flore pour impressionner jusqu’au roi

Pour dévoiler son invention, il faut frapper fort. C’est dans ce contexte que la Tête de Flore naît, un véritable chef-d’œuvre.

Pour modèle, Louis-Marin Bonnet choisit un pastel de François Boucher, artiste dont il a déjà à plusieurs reprises interprété les œuvres. Le modèle n’est autre que Marie-Amélie, la fille de Boucher, costumée en Flore. Il existe de ce portrait peint au pastel deux versions autographes (c’est-à-dire de la main de Boucher), l’une conservée au Louvre, et l’autre en collection privée. On connaît en outre une vingtaine de copies également réalisées aux pastels, soit d’après ceux de Boucher, soit d’après la gravure de Bonnet.

Pour rendre toutes les subtilités du pastel de Boucher, Louis-Marin Bonnet décompose l’image en huit planches, qui correspondent plus ou moins à huit tons différents.

Bonnet grave donc séparément chaque élément coloré sur une matrice distincte. Si l’on prend par exemple le nœud qu’arbore la jeune fille et qu’on le regarde de près, on comprend que Louis-Marin Bonnet a gravé sur une planche les touches bleues pour les ombres et les lumières contrastées, sur une autre les légères ombres grises, sur une troisième les touches roses pâles, sur une quatrième les roses plus soutenus, sur le cinquième les ombres noires, et enfin sur la dixième les rehauts de blanc… Et bien évidemment, il faut que tout ceci se superpose parfaitement, tant au moment de la gravure que de l’impression.

Ensuite, pour rendre le tout plus complexe encore, Bonnet applique souvent deux tons proches sur une même planche. Ainsi, la première plaque comprend du bleu ou du vert selon les zones. On procède alors à un encrage dit “à la poupée” : l’imprimeur applique les différentes encres, très délicatement, à l’aide d’un petit chiffon de gaze. Pour obtenir une impression en tout point semblable au premier tirage, il faut donc à la fois être capable de reproduire les mélanges des encres — un secret jalousement gardé par Bonnet — mais également d’imprimer les plaques dans le bon ordre pour être sur que le blanc lumineux vienne adoucir les tons cramoisis de la peau et non le contraire.

Secrets d’impression dévoilés

Ces secrets de création, il est fort probable qu’ils demeureraient un mystère pour nous aujourd’hui, si Bonnet n’avait pas laissé un témoignage exceptionnel de son travail. Ce témoignage, c’est un extraordinaire petit livret intitulé Le Pastel en gravure Inventé et Exécuté par Louis Bonnet dont l’exemplaire unique noté de la main de l’artiste était destiné à être présenté au Roi et au Marquis de Marigny. Bonnet, en quête de l’approbation et de la reconnaissance royale, a conçu ce recueil qui retrace les huit étapes de l’impression. D’abord, la planche des bleus et des verts, puis la même planche à laquelle a été superposée la planche des roses pâles, puis les deux premières additionnées d’une troisième : celle du bleu foncé.

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On regrette juste que Bonnet n’ait pas eu l’idée d’y adjoindre les huit planches correspondantes chacune imprimée séparément pour que l’on puisse mieux encore comprendre et admirer son travail.

La démonstration a dû séduire le roi, car Bonnet se trouve gratifié de cinquante louis d’or. Quant à la planche finale de la Tête de Flore, elle a été commercialisée : Bonnet annonce la publication dans plusieurs journaux, dont L’Avant-coureur et le Mercure de France au cours de l’année 1769.

Satisfactions et contrariétés de la manière de pastel

Mais le procédé de Bonnet, tout aussi époustouflant soit-il, a ses limites, il est beaucoup trop onéreux et complexe à mettre en œuvre, d’autant que le graveur a la mauvaise surprise de constater que les plaques gravées s’usent bien trop vite, empêchant la multiplication des exemplaires mis sur le marché.

Bonnet est contraint de réduire ses ambitions et ses manières de pastels se contentent alors de cinq voire, le plus souvent, trois planches avec évidemment des résultats moins impressionnants.

Bonnet, Louis-Stanislas-Xavier de France, Comte de Provence, manière de pastel, 1771, BnF/Gallica

Cela n’empêche cependant pas l’entreprise de Bonnet de prospérer. Le graveur est à la tête d’un atelier actif où des petites mains exécutent, avec un talent variable, des estampes en suivant son procédé.

En 1780, son catalogue compte plus de mille images, dont nous connaissons le menu détail — et les prix — grâce à un livret que Bonnet a fait publier pour soutenir son commerce. Il exporte jusqu’en Angleterre ses feuilles que les historiens de l’art du XIXe et du début du XXe siècle considéraient avec un peu de dédain « Malheureusement, les pièces de cette qualité sont l’exception dans l’œuvre volumineux de Bonnet, où dominent, il faut bien le dire, le mauvais et le pire. Autant et plus qu’un graveur, c’était un entrepreneur de gravure. Toute une équipe d’ouvriers travaillait dans son atelier et inondait le marché international d’estampes purement commerciales, le plus souvent à sujets galants. Ces pièces qu’il a marquées d’un Bonnet direxit sont assez fâcheuses et n’ont avec l’art qu’un rapport lointain. »

Bonnet d’après Beaudoin, Le Rendez-vous, manière de pastel, 1771, BnF/Gallica

Il est vrai que Bonnet sait répondre à la demande en produisant des estampes, souvent galantes, parfois d’un goût douteux mais ô combien amusantes pour nous aujourd’hui. Je vous avais déjà montré — et c’est un des plus beaux succès du blog — son estampe Au beau cacher dans le billet « Comment faire caca à Paris au XVIIIe siècle ». Je vous laisse poursuivre votre exploration sur Gallica où l’on trouve quelques 300 estampes gravées par ou réalisées sous la direction de Bonnet.

Pour aller plus loin

  • Quand la gravure fait illusion. Autour de Watteau et Boucher, le dessin gravé au XVIIIe siècle, catalogue d’une exposition qui s’est tenue au Musée des Beaux-Arts de Valenciennes en 2006-2007.

Une réflexion sur “ Tête de Flore, une performance de l’estampe du XVIIIe siècle ”

  • 28 juin 2018 à 15 h 17 min
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    Merci pour ce très intéressant article. Quel ingénieux savoir-faire et quel plaisir de pouvoir lire les notes prises par Bonnet à propos de sa technique que je ne connaissais pas 🙂

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