Quiétude des images. Manière noires de Judith Rothchild

Le dernier billet que je vous ai livré était très intime, beaucoup plus que ceux que je publie habituellement ici. Récit à la première personne d’un moment en solitaire dans l’atelier de l’artiste Judith Rothchild, avec qui je partage beaucoup, à commencer par l’amour de l’estampe.

Judith Rothchild, Feathers, manière noire. Publiée avec l’autorisation de l’artiste, reproduction interdite.

Judith et moi, nous nous connaissons depuis quatre ou cinq ans. Nous nous sommes rencontrées un jour de juin, à la foire de l’estampe de Saint-Sulpice. Je devais écrire un compte-rendu de la manifestation pour les Nouvelles de l’estampe et Lise Follier-Moralès, une artiste que je connais, m’avait fortement encouragée à m’arrêter devant le stand de Judith, une des rares graveuses contemporaines à pratiquer la manière noire. J’avais admiré son travail, et nous avions longuement discuté. Nous nous sommes ensuite revues, de salons en expositions, jusqu’à ce que je descende découvrir le village du sud de la France où elle vit et travaille. Depuis, je ne fais pas un voyage dans la région de Montpellier sans lui rendre visite.

En mai dernier, j’ai passé dix jours en sa compagnie pour l’aider dans une tâche importante : l’établissement de son catalogue raisonné gravé, c’est-à-dire la liste de toutes les estampes qu’elle a créées. C’est une expérience très particulière que d’accompagner une artiste et amie dans ce travail, tant il est intime : il faut ouvrir tous les tiroirs, les placards, les portefeuilles, inventorier chaque image, exhumer des feuilles oubliées. Travail de mémoire, travail délicat : avec les gravures ressurgissent les souvenirs personnels, les moments de la vie dans lesquels sont nées telles ou telles oeuvres.

Le chantier de l’inventaire des gravures de Judith Rothchild. Judith me montrant l’un de ses autoportraits

Travail émouvant, captivant, travail fastidieux également : compter, recompter, mesurer, transcrire, photographier. Toute une rigueur, toute une méthode. Le cocktail des deux peut se révéler parfois éprouvant, épuisant, pour l’une comme pour l’autre.

Note : toutes les photographies des oeuvres et de l’atelier de Judith Rothchild sont reproduites sur Orion en aéroplane avec l’autorisation de l’artiste. Aucune réutilisation de ces images n’est autorisée, sauf mention contraire. 

La prise de mesure, une étape indispensable, mais fastidieuse, de l’inventaire

Au rythme du berceau et du brunissoir

Judith Rothchild grave depuis vingt ans, quasi exclusivement en manière noire, une technique extrêmement exigeante et, de fait, peu usitée.
La réalisation d’une gravure en manière noire se déroule en deux étapes principales. La première consiste en le “berçage” de la plaque de cuivre. Il s’agit de marquer la surface de métal de millions de petits creux et reliefs, qui forment une trame dense et uniforme, qui, si elle est encrée et imprimée, laisse sur la feuille de papier un noir intense et profond. Pour cela, le graveur doit « promener » sur la plaque, des heures durant, un berceau, outil arrondi et acéré de centaines de petites pointes.

La plaque parfaitement bercée, il faut maintenant faire « apparaître » l’image, en polissant les reliefs et les creux à l’aide d’un grattoir et d’un brunissoir. Les surfaces ainsi polies ne retiennent plus autant l’encre, et apparaissent à l’impression grises ou blanches. Tout le travail du graveur consiste donc à faire naître des ténèbres les lumières pour modeler son motif.

Aucune autre technique ne peut imiter le remarquable velouté des impressions en manière noire.

Détail d’une manière noire de Judith Rothchild

Si l’univers de Judith Rothchild est aujourd’hui dominé par le blanc du papier et le noir de l’encre, il n’en a pas toujours été ainsi : autrefois, elle travaillait presque uniquement en couleur. Lorsqu’elle est arrivée en France, en 1974, Judith a d’abord développé un oeuvre de pastelliste, où dominaient les paysages, notamment naturels. Elle dessinait en plein air, dans les parcs et jardins. Son environnement quotidien lui donnait aussi matière à de belles natures mortes.

En 1996, la découverte de la manière noire, auprès du graveur Albert Woda, donne une première inflexion vers le noir et blanc et le multiple. Dans les premières années, sa pratique de l’estampe dialogue avec son expérience de pastelliste : dans l’un comme dans l’autre des médiums, c’est surtout la lumière qui la guide.

Elle finit, vers 2010, par abandonner le pastel au profit exclusif de la manière noire.

L’atelier de Judith Rothchild, dans le sud de la France

Un monde silencieux

Quand nous avons entrepris d’établir son catalogue raisonné, Judith venait de fêter ses 20 ans de pratique de la manière noire. Nous avons inventorié près de 280 estampes imprimées au cours de ces deux décennies. Pour beaucoup, il s’agit de natures mortes : objets accumulés par le hasard, mis en scène dans son atelier, sur son « petit théâtre ». Les motifs varient au fil des années et des saisons : un oeuf qui roule, une collection de galets, des coquillages rapportés d’un lointain voyage par une amie, une vieille bouteille au verre irrégulier, une belle plante cueillie au potager, des fleurs séchées, un nid trouvé dans la vigne, une douzaine d’oeufs ou des paquets de pâtes aux formes plastiques. La poésie du quotidien patiemment marquée sur le cuivre et imprimée sur le papier.

Judith Rothchild, Pates, manière noire.

J’imagine que les amateurs qui achètent les oeuvres de Judith se racontent chacun une petite histoire face à ces sujets. Ce mécanisme d’horloge leur rappelle peut-être l’atelier de leur grand-père et ce mimosa, la cuisine de leur enfance…

Judith Rothchild, manière noire.

Mais pour moi, qui connais si bien sa maison, et désormais son oeuvre gravé, chaque image fait écho à un souvenir qu’elle m’a confié, auquel se mêlent les miens, ma propre histoire… Je m’amuse à retrouver, au fil des estampes cette tasse dans laquelle j’ai bu mon café du matin, ce casse-tête avec lequel j’ai joué, ce bibelot que j’ai admiré, cette courge que j’ai mangée, ce coquillage que j’ai caressé.

Judith Rothchild, Expresso, manière noire, 2013.

Il y a certaines feuilles que je pourrais regarder des heures durant, me perdre dans leurs délicats détails, m’imaginant toucher les objets qu’elles représentent. Leur contemplation me procure un agréable sentiment de quiétude, de temps suspendu. Au terme nature-morte, qu’on emploie en français, je préfère ici l’appellation anglaise de still life, et cette idée de « vie tranquille ».

Judith Rothchild, Oisillon, manière noire, 2007.

Fabrique à histoires

Toutes les gravures de Judith ne sont pas des natures mortes : au gré des voyages, elle grave de petits paysages, souvent urbains, toujours déserts. Ils sont plus confidentiels, Judith les réservant souvent aux cartes de voeux qu’elle adresse à ses amis et proches. Eux aussi fonctionnent sur moi comme des fabriques à histoires silencieuses. Vue d’une fenêtre sur une rue américaine, morceau d’un monument historique du nord de la France, reflets sur le Rialto…

Le caractère silencieux et désert de ces paysages fait écho, dans mon univers visuel à l’oeuvre d’Edward Hopper. Je sais justement Judith très attachée à la peinture de son compatriote, et à l’art réaliste américain en général.

De la feuille au livre

Les estampes de Judith sont, donc, à mes yeux, de petites fabriques à histoires personnelles et silencieuses. Cela ne vous étonnera donc guère qu’elles accompagnent parfois des textes dans des livres d’artistes.

En 1997, peu de temps après sa découverte de la manière noire, Judith Rothchild a fondé, avec son compagnon Mark Lintott, passionné de typographie, une maison d’édition, nommée les Editions Verdigris. Tous leurs livres sont illustrés de gravures de Judith, qui forment le plus souvent le point de départ de leurs projets éditoriaux. Il s’agit alors de trouver un texte classique pour dialoguer avec les images, ou d’inviter un écrivain contemporain de leur entourage à s’exprimer.

Dans l’atelier de Mark Lintott, éditions Verdigris

Le texte arrêté et la forme de l’ouvrage imaginés, Mark Lintott se charge de la composition typographique (entièrement manuelle !) et de la réalisation des reliures, un art très délicat. Ils ont ainsi réalisé une trentaine de livres, dont chacun est un petit trésor de bibliophilie.

Vous pouvez découvrir les créations de Judith Rothchild à la galerie L’Échiquier à Paris (jusqu’au 23 novembre), au musée Hofer-Bury de Laverune (34, à partir du 16 novembre) et les livres des éditions Verdigris au musée Médard à Lunel (jusqu’au 26 mars 2019). Enfin, Judith Rothchild et Mark Lintott seront présents les 23/25 novembre à Paris pour le salon Pages, consacré au Livre d’artiste. 

2 réflexions sur “ Quiétude des images. Manière noires de Judith Rothchild ”

  • 16 novembre 2018 à 16 h 12 min
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    J’ai reçu ce jour un post de Galliga concernant l’estampe… je ne sais ni le retrouver encore moins de le copier/ coller.
    S’agissant des livres d’art, sachez que le musée Anacreon de Granville ( magnifique musée et géniale Conservatrice) expose sur cette thématique provenant du fond auquel peuvent être ajoutées des oeuvres contemporaines..
    Votre post est à l’instar de ceux que vous publiez, simplement magnifique

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  • 16 novembre 2018 à 16 h 29 min
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    Je dois bien avouer que je suis subjugué par les matières noires que tu nous montres…

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