Le 21 septembre dernier, j’ai passé ma journée au Mobilier national dans le cadre d’une opération en partenariat avec Wikimédia France. L’objectif ? Alimenter Wikipédia et Wikicommons en contenus (textes, photographies) sur les différents ateliers et manufactures du site parisien des Gobelins. Pour ma part, j’ai été accueillie – avec Sukkoria – au nuancier des manufactures. En complément de ma contribution sur l’encyclopédie en ligne, je vous propose de découvrir cet univers de couleurs.

Sur le site parisien du Mobilier national se trouve une partie des ateliers de tapisseries (manufacture des Gobelins et de Beauvais) et de tapis (manufacture de la Savonnerie). Ces manufactures produisent, pour le compte de l’État, des reproductions de pièces anciennes et – surtout – des créations contemporaines, dont les cartons sont dessinés par les artistes vivants.
La laine et la soie nécessaires à ces productions d’exception sont teintées sur place, par l’atelier de teinturerie. Pour aider les lissiers à choisir leur palette colorée, une solution a été mise en place en 1986 : le nuancier, une immense bibliothèque de 20 000 échantillons, véritable mémoire de l’institution et outil de création. C’est cet espace fascinant que j’ai visité et que je vais tenter de vous raconter.

Un besoin de couleurs
À l’origine de toute tapisserie ou de tout tapis des manufactures, il y a un modèle (un dessin, une peinture, une photographie). Une des premières tâches du lissier est de choisir les laines colorées avec lesquelles il va interpréter le modèle dessiné par l’artiste.

Une opération complexe, car le rendu de la laine n’est pas celui de l’acrylique, de la gouache ou de l’impression laser : le lissier doit s’adapter, comprendre l’esprit de l’œuvre pour en proposer une interprétation, une transcription dans ce nouveau médium.
Il faut choisir chaque coloris, les assembler pour tester leur harmonie, leur résonance, car chaque couleur réagit singulièrement selon son voisinage avec d’autres.
Autrefois cette opération se déroulait dans chacune des manufactures, qui disposant de ses propres échantillons de laine colorée, rassemblés au fil des siècles. La « palette » arrêtée, il faut ensuite estimer la qualité de laine de chaque couleur nécessaire pour réaliser une pièce complète : c’est le kilotage. Une tapisserie pèse lourd : on estime qu’il faut entre 1,5 kg et 2,5 kg de laine… par m2 de tapisserie !

Le kilotage effectué, il faut passer commande à l’atelier de teinture des quantités voulues pour chaque coloris. C’est là que les choses se complexifiaient : ce système de gestion empirique n’était pas sans causer parfois des soucis, car chaque atelier y allait de son appellation pour telle ou telle nuance et l’absence de référentiel commun compliquait singulièrement le travail des teinturiers, mais aussi l’échange entre les ateliers. S’ajoutait à cela le risque de perdre la mémoire des ateliers, celle-ci reposant en grande partie sur les souvenirs individuels de ses membres.

Vers un système rationnel de conservation de la mémoire des couleurs
Aussi, au milieu des années 1980, certains lissiers ont exprimé leur désir de se doter d’un outil pour conserver les échantillons de laine colorée de façon rationnelle et pratique, et ainsi d’assurer la conservation de la mémoire des ateliers, tout en facilitant le choix des palettes de leurs futures pièces. L’idée d’un nuancier centralisé était née, mais il allait falloir patienter encore quelques années pour le mettre en oeuvre, tout étant à concevoir, sur le plan matériel (les meubles), organisationnel et informatique… car vous allez le voir, le nuancier a su profiter de toutes les commodités du numérique !

Aujourd’hui, le nuancier occupe le quatrième étage des « nouvelles manufactures », un bâtiment moderne, où il voisine avec les ateliers de restauration et ceux des manufactures des Gobelins. Au premier regard, la salle ne dévoile pas ses trésors de couleurs : les murs sont sobres, gris. De grandes baies vitrées offrent un vaste dégagement sur un square voisin et laissent généreusement entrer la lumière. L’essentiel de la pièce est occupé par un grand meuble gris, à tiroirs verticaux. C’est lorsqu’on les ouvre que la magie opère : des centaines d’échantillons colorés, suspendus sur de grands panneaux… Des verts, des roses, des rouges, des bleus, des violets. Des couleurs sombres, tirants vers le noir, d’autres éclatantes, des tons presque purs, des nuances plus pastel.


Lorsqu’on démarre une nouvelle tapisserie, dans l’une des manufactures, les lissiers en charge de sa création viennent ici munis de leurs modèles : ils ouvrent alors chaque tiroir, manipulent les échantillons, font des essais de voisinages, discutent entre eux de la palette idéale. Le créateur de l’oeuvre à interpréter est généralement consulté dans ce processus, qui peut s’étaler sur plusieurs jours, voire semaines.

La palette arrêtée, les lissiers effectuent donc le fameux kilotage, évoqué plus haut, puis la commande est passée à l’atelier de teinture. Selon la teinte et la nuance voulue, l’atelier reproduira une recette déjà connue ou cherchera à en mettre au point une nouvelle, en prenant toujours garde de proposer des teintures qui tiennent dans le temps sans se décolorer. Car la spécificité du nuancier des manufactures, c’est qu’un échantillon n’est pas associé à une unique recette : plusieurs peuvent permettre d’obtenir le même coloris. Et bien sûr, l’atelier peut, si la pièce en production l’impose, créer des coloris inédits !
Un nuancier très organisé
Mais au fait, comment s’y retrouve-t-on, dans ce nuancier de 20 000 échantillons ? Quand, en 1823, Eugène Chevreul est appelé à prendre la tête de la manufacture des Gobelins, ce sont ses talents de chimiste qui sont recherchés : on espère de lui qu’il saura améliorer les recettes de teintures afin de produire des tapisseries aux coloris riches et durables.
C’est dans ce contexte que Chevreul met au point, en 1838, le célèbre cercle chromatique qui porte son nom : il s’agit d’un nuancier basé sur les trois couleurs primaires, déclinées en 72 tons dont la saturation et la clarté offrent 14 400 nuances. Longtemps, c’est ce cercle chromatique de Chevreul qui a servi de référentiel à l’organisation des échantillons au sein des ateliers.

Avec l’avènement des teintures chimiques plus nombreuses, le cercle Chevreul, fermé, ne répondait plus à tous les besoins. Aussi, quand il a été décidé de créer le nuancier des manufactures, il a fallu mettre au point un nouveau système, qui permette de classer tous les échantillons, au-delà des 14 400 coloris du cercle de Chevreul.
Le nuancier se présente physiquement sous la forme d’un immense meuble en bois, comptant quelque 36 tiroirs verticaux, soit 72 panneaux. Sur chacun, des centaines de petits rivets, où sont suspendus les échantillons. Chaque panneau correspond à l’une des 72 tonalités de base du cercle de Chevreul. Les échantillons s’organisent selon deux axes principaux : l’axe vertical est concerne l’isophane et l’axe horizontal l’isosaturation. En terme plus simple, deux échelles : l’échelle verticale est celle de la clarté, et l’échelle horizontale, celle de la saturation. Plus le coloris est clair, plus haut il sera sur le panneau. Quant à la saturation, plus elle est forte, plus l’échantillon sera placé sur la droite. Aussi, la répartition des échantillons sur le panneau prend souvent la forme d’un triangle, dont la pointe est proche du ton pur.

À ces deux dimensions, la clarté et la chromaticité, s’ajoute une troisième échelle, qui correspond au ton. Si le cercle chromatique compte 72 tons de références répartis sur 360°, cela fait donc 5° par ton. Aussi, le nuancier actuel permet-il de prendre en compte ces infimes variations au sein d’un ton, qui sont classées dans l’épaisseur du panneau : un piton peut supporter jusqu’à 8 échantillons de même clarté et de même saturation, mais de tons très légèrement différents, rangés dessous ou dessous, selon qu’ils tirent plus vers le ton précédent ou suivant dans le système de classement.

Mais comment l’oeil humain peut-il saisir de si infimes variations et les classer aussi méticuleusement ? Nous connaissons tous l’histoire de la robe qui apparaît de différentes couleurs selon l’internaute qui la regarde… Les deux employées du nuancier auraient-elles l’œil absolu ? Non ! Dans leur tâche elles sont aidées par l’informatique. Elles disposent d’un instrument, un colorimètre, qui scanne et mesure les différents paramètres de chaque échantillon qu’on lui présente et indique, précisément, la place qu’il doit occuper sur les panneaux, au moyen d’une cote, qui fonctionne comme un jeu de coordonnées. Aussi, aucun risque de se tromper en rangeant le nuancier !

Chaque couleur, outre son rangement physique dans le meuble nuancier, fait l’objet d’une fiche dans une base de données interne, qui permet de connaître pour chaque coloris, dans quelle réalisation il a été mobilisé, et en quelle quantité. Le nuancier NIMES n’a-t-il pas justement été conçu à la fois comme un outil de travail et une mémoire des manufactures ?
J’espère vous reparler prochainement du Mobilier national, haut lieu du patrimoine matériel et immatériel, qui conserve un savoir-faire aujourd’hui rare. Pour en savoir plus sur l’opération Wikimédia menée en septembre, je vous invite à lire le compte-rendu de Ned et Laurie sur le blog E.I.G et à consulter les quelque 350 photographies réalisées au cours de la journée et disponibles sur WikiCommons.
Un grand merci à Sylvie Heurtaux, responsable du Nuancier, pour son chaleureux accueil lors de la journée Wiki au Mobilier national. Cet article n’aurait pu naître sans ses explications.