Quelle est la première image que le voyageur aperçoit de Rome ? Pour la plupart des touristes contemporains, c’est une vue « à vol d’oiseau », un survol de la ville éternelle, quelques minutes avant de se poser à l’aéroport. Pour d’autres, dont je fais partie, ce sera la banlieue qui défile à travers la fenêtre d’un train, jusqu’à la gare de Termini. Mais bien avant l’avènement du chemin de fer et de l’aéronautique, ce qui annonçait l’arrivée à Rome, c’était le dôme de Saint-Pierre, émergeant à l’horizon, après une harassante route en poste.
Entrer dans Rome
Comment les voyageurs des XVIIe et XVIIIe siècles abordaient-ils Rome pour la première fois ? La question est, pour moi, née à la lecture du catalogue de l’exposition Israël Silvestre qui a eu lieu au Louvre l’année dernière. La première section du catalogue est consacrée à la jeunesse de Silvestre et à ses trois voyages en Italie. Il reste, de ces séjours, quelques dessins, sources de nombreuses gravures de l’artiste.

L’un de ces dessins, rescapé d’un carnet de voyage, montre la Porte du Peuple. La notice qui accompagne l’oeuvre éclaire sur l’importance de ce lieu, par lequel la plupart des voyageurs venus du Nord entraient dans Rome. Beaucoup d’entre eux, notamment les artistes, n’allaient d’ailleurs pas chercher plus loin pour se loger, et résidaient dans ses environs immédiats (c’est aussi le cas de Stendhal, qui y trouve, au début des Promenades dans Rome une chambre…)
Apercevoir Rome
Mais avant d’entrer dans Rome, par quelle route passaient-ils ? Comment vivaient-ils l’excitation d’enfin toucher « au but » de leur voyage ? Le récit de l’arrivée à Rome est l’un des poncifs de la littérature de voyage : dans les guides comme dans les journaux, sa description court souvent sur plusieurs pages. La lecture d’un article de Jean-Cyrille Sow intitulé « Les guides d’Italie du XVIIIe siècle et la formation d’une critique française de l’art italien moderne » m’a d’ailleurs fourni quelques exemples de ces évocations, dont l’un me touche particulièrement :
« Semblable à ces pilotes fatigués d’une longue et pénible navigation, dès qu’à l’aide de la lunette ils croient découvrir la terre, alors tout le vaisseau retentit de leurs clameurs, et leurs voix bruyantes fait circuler la gaieté et l’espérance dans tous les cœurs : de même le mot de Saint Pierre vingt fois répété, avec enthousiasme, doubla à l’instant notre courage : nous lorgnâmes si constamment, qu’à la fin nous aperçumes non sans peine, un point dans l’air, lequel point nous fut certifié par notre observateur être la boule du dôme de Saint-Pierre de Rome »
P. Brussel, Promenade utile et récréative de deux Parisiens en cent soixante cinq jours (1768), vol 1, p 211
À l’assaut du Monte Mario
En feuilletant un guide – contemporain cette fois-ci – et alors que je cherchais un but d’excursion « hors les murs » pour mon premier dimanche romain, je suis tombée sur cette proposition intitulée « Hors des sentiers battus » : « Le Monte Mario. Cette promenade panoramique est particulièrement agréable (…), délaissée des touristes mais fréquentée par les Romains, [elle] offre une perspective unique sur le Tibre et le Nord de la ville. Pendant longtemps, le monte Mario constituait le premier panorama sur la ville et sur la basilique de Saint-Pierre pour les pèlerins arrivant du Nord par la via Francigena. Leur émerveillement à la vue de Saint-Pierre donna son nom à la colline au Moyen Âge : Mons Gaudi, mont Joie. »
Je ne sais plus trop comment, cette description s’est tout à coup connectée à une image tirée de mon corpus de vues d’optique qui m’intriguait depuis longtemps parce qu’elle présente la basilique de Saint-Pierre toute isolée dans la campagne, entourée de ses murs. Sans avoir creusé la question – il suffisait pourtant de regarder un plan ! – je me demandais s’il s’agissait d’un véritable point de vue, dont on pouvait faire l’expérience à Rome, ou bien d’une construction abstraite pour mettre en valeur le monument, comme il m’est déjà arrivé d’en rencontrer dans mon corpus.

Pourquoi ne pas aller vérifier par moi-même en gravissant les 137 mètres du Monte Mario ? Je me suis attelé à la tâche à la pire heure de la journée pour une telle promenade : 13h. Seule satisfaction sous le soleil de plomb : être absolument seule à profiter du paysage et du parc. Les points de vue sur Rome, depuis la terrasse du Zodiaque, au sommet de la colline ou depuis le panorama en contrebas sont époustouflants. Quel regret cependant de trouver le parc – qui est censé être une réserve naturelle ! – jonché de déchets…

Le paysage qui s’offrait aux voyageurs du XVIIIe siècle – et notamment à Goethe, qui appréciait énormément cet endroit – devait être beaucoup plus charmant et champêtre !

Éblouie par la beauté du paysage et convaincue par la vue dégagée sur le Vatican, j’en ai conclu que c’était des pentes du monte Mario que le panorama de ma vue d’optique avait été pris. C’était cependant faire des conclusions un peu hâtives.
Embrasser Saint-Pierre
En effet, un indice aurait dû me mettre la puce à l’oreille : sur la vue d’optique, on distingue très bien le palais papal, derrière la basilique. Or, depuis le Monte Mario, la basilique est légèrement cachée par le palais, qui se trouve devant.

La vue d’optique qui présente « l’église Saint-Pierre au Vatican et le palais papal » est donc prise depuis le sud et non le nord comme je le pensais ! Et à bien y regarder, de nombreux éléments vont en ce sens : plusieurs éléments du paysage sont numérotés et légendés, à commencer par la porte Angélique et le palais de l’inquisition, tous les deux parfaitement situés sur le plan de Nolli.

Oui, mais l’église est mal orientée, me direz-vous ! C’est fréquent dans la vue d’optique, puisque l’estampe est faite pour être vue à travers un dispositif qui comporte un miroir et inverse donc l’image. Par ailleurs, il est fréquent, dans la gravure ancienne, que le « sens » d’un tableau ou d’un bâtiment ne soit pas « le bon », surtout s’il s’agit d’une copie réalisée d’après une autre estampe…

Il est également possible de rapprocher l’estampe d’une vue gravée par Vasi au milieu du XVIIIe siècle : bien que le point de vue diverge, plusieurs bâtiments sont aisément reconnaissables.

Il va donc falloir que j’aille traîner mes pas au sud du Vatican, et que j’explore les panoramas qu’offre le Janicule jusqu’à trouver l’emplacement approximatif du point de vue qui figure sur cette vue d’optique.
De cette promenade sur les hauteurs de Rome, je tire deux enseignements : le premier est que je vais devoir rapidement mettre au point une correcte méthode d’identification de mes vues, le second est que les promenades ne sont pas inutiles pour tester mes hypothèses. Cette petite aventure a en tout cas accentué mon intérêt pour les vues de Rome depuis les hauteurs, et Dieu sait qu’il y en a dans la gravure ancienne ! … Nous en reparlerons prochainement.
