Pissarro à Eragny

Vous le savez peut-être, j’ai une certaine passion pour Camille Pissarro – enfin surtout pour les vues urbaines peintes par Pissarro et pour Pissarro graveur. Alors quand j’ai appris que deux musées parisiens allaient consacrer des expositions à cet artiste impressionniste cher à mon cœur, vous pensez bien que j’étais ravie… et j’ai laissé filé le temps sans visiter les expos… ni vous en parler ! Elles sont toutes deux maintenant terminées, mais je tiens quand même à vous offrir ma « visite par procuration » !

Camille Pissarro, Jardin potager et clocher d’Eragny, 1899, Fukushima Prefectural Museum of Art. (détail)

Né en 1830 aux Antilles danoises (aujourd’hui Iles Vierges des Etats-Unis), Camille Pissarro est l’un des artistes majeurs de l’impressionnisme. Il sera d’ailleurs le seul à participer à toutes les expositions du groupe (entre 1874 et 1896). Contrairement à Monet – qui terminera sa vie dans l’aisance et la consécration, Pissarro a connu toute son existence la précarité : ses parents ont du l’aider financièrement jusqu’à ses 40 ans !

Anarchiste, père de huit enfants, il a souvent dû changer de logement faute de revenus suffisants. Ces difficultés financières n’empêcheront pas la famille de rester très soudée : les lettres échangées entre l’artiste et ses proches témoignent de cet attachement filial mais aussi du dialogue artistique entre les membres.

Camille Pissarro, Laveuse dans le jardin d’Eragny, 1899, collection privée (détail)

Pissarro est un artiste prolifique, acharné : on estime qu’il a peint, au cours de sa carrière, plus de 1500 tableaux, auxquels s’ajoutent d’innombrables dessins, gravures…

Un portrait de Camille Pissarro à la fin de sa vie.

Dans la quiétude d’Éragny

L’exposition du Musée du Luxembourg se concentre sur les vingt dernières années de la vie de l’artiste, marquées par une certaine stabilité, puisque la famille ne quittera plus sa demeure d’Éragny.

En 1884, alors que Pissarro connaît encore des difficultés financières – et parce qu’il a épuisé tous les paysages d’Osny ? – il lui faut trouver une nouvelle demeure au loyer moins onéreux, ce qui signifie s’éloigner encore un peu plus de Paris.

Le choix de l’artiste se porte sur Éragny, un village du Vexin, en Normandie, non loin de Giverny, où réside déjà Monet : la diversité des paysages va nourrir son oeuvre jusqu’à la fin de son existence.

Grâce à un généreux prêt de Monet, en 1892, Pissarro pourra acquérir la maison : à 72 ans, c’est la première fois qu’il est propriétaire.

La famille Pissarro, 1899

L’exposition du Musée du Luxembourg est une invitation à une promenade dans la campagne autour d’Éragny, au paysage sans cesse renouvelé au fil des saisons : neiges de l’hiver, printemps verdoyant, pommiers chargés de l’automne, chaleurs estivales… On y lit aussi l’évolution du style de l’artiste qui s’essaie, à partir de 1886, alors que le style impressionniste s’essouffle, au néo-impressionnisme de Seurat. Malgré son âge, Pissarro est encore capable de saisir les tendances nouvelles. N’a-t-il a pas été le premier à croire en Cézanne et en Gauguin ?

Camille Pissarro, Soleil couchant, automne, Eragny, 1886, collection Suzanne S. Dixon (détail)

Pointillisme que Pissarro abandonne par la suite : le procédé est trop lent et se prête mal aux impressions fugaces que le peintre apprécie tant de saisir. Comment attraper l’éphémère d’une averse quand un tableau « en pointillé » vous demande trois à quatre fois plus de temps que d’ordinaire ?

Cette exposition a pour moi été l’occasion de deux découvertes : le projet Turpitudes sociales et Éragny Press, la maison d’édition du fils, Lucien Pissarro.

Turpitudes sociales, ou l’engagement anarchiste de Pissarro

Contrairement à d’autres peintres du mouvement impressionniste, très bourgeois (Renoir, Degas), Pissarro est un anarchiste convaincu. Des idées qui ne transparaissent guère dans ses tableaux de paysage mais que l’on voit clairement affirmées dans ses correspondances, amitiés, lectures.

En 1889, l’artiste se lance dans un ambitieux projet, un album de 28 illustrations à thématique sociale. Une production à destination avant tout familiale : Turpitudes sociales ne sera jamais publié de son vivant mais circulera auprès de ses proches. Il le montre notamment à ses jeunes nièces qu’il veut sensibiliser à la cause des opprimés.

Pissarro, dessins pour Turpitudes sociales.

 

Les deux fils de Pissarro, Lucien et Georges, partagent les opinions de leur père et participent eux aussi à l’illustration de journaux anarchistes.

Les dessins de Camille, présentés sur les murs du musée du Luxembourg, m’ont frappée. Ils faisaient écho à tant de choses : des souvenirs de lectures d’œuvres littéraires du XIXe siècle, des poncifs de l’illustration de la même période. Dans un style tout à fait différent, je retrouvais des thèmes que j’avais déjà observés chez Daumier. La femme se mettant dans la Seine ne reprend-elle pas le schéma de quelques caricatures parues dans le Charivari ? Ce peintre de façade, il me semble l’avoir croisé dans les Physiologies. Et ce triste pendu, il me rappelle une estampe romantique présentée dans l’exposition Fantastique. Les thèmes sont proches de certaines oeuvres de Théophile Steinlen, autre grand artiste anarchiste de la fin du siècle. Quant au style de ces dessins, il partage l’esthétique de l’eau-forte.

Éragny Press, dialogue entre la France et l’Angleterre

L’autre découverte de cette exposition a donc consisté dans les livres édités par Lucien Pissarro, le fils de Camille. Je le savais éditeur, mais je n’avais jamais eu l’occasion de voir l’un de ses livres : c’est une très belle surprise pour la bibliophile néophyte que je suis !

La marque d’Eragny Press, dans un l’édition de 1903 de L’abrégé d’art poétique français de Rossard. Collection S. & L. Pissarro.

Lucien a émigré en Angleterre en 1890. Là il édite, pour un public britannique, des classiques de la littérature française (Villon, Perrault) mais aussi des contemporains (Flaubert). Lucien réalise les illustrations (de très beaux bois), tandis que sa femme, Esther, s’occupe de la typographie et des reliures. Le couple a choisi d’appeler sa maison d’édition « Eragny Press », marque de l’attachement à la famille restée en France. Si les illustrations témoignent des liens artistiques qui unissent Lucien à son père, la typographie, les mises en page, les ornements témoignent de l’influence de l’esthétique et des théories de William Morris, fondateur des Arts & Craft britanniques.

Trente-deux ouvrages, parus entre 1895 et 1914 : la production cesse après cette date, la maison d’édition ayant toujours connu des difficultés financières chroniques. Au Luxembourg, ce sont une dizaine de ces livres, toujours aux mains des descendants, qui étaient présentés. Un trésor fabuleux, que j’aimerais explorer plus en avant. Malheureusement, les publications de Lucien Pissarro semblent rares dans les collections françaises. Le plus beau fonds (archives, livres) a été donné à l’Ashmolean Museum d’Oxford. Espérons qu’ils les numérisent un jour. À moins que la BNF ne soit plus rapide ? Lucien est entré dans le domaine public il y a trois ans, l’oeuvre d’Esther s’y élèvera à son tour en 2022… Patience !

Le tour de la question ?

De l’exposition du Musée du Luxembourg, je retiendrai ces deux découvertes – et aussi, bien-sûr, les beaux tableaux de la campagne francilienne. Un accrochage d’autant plus plaisant que beaucoup des toiles nous venaient de musées étrangers et qu’il est donc rare de pouvoir les savourer ensemble. J’ai cependant quelques critiques à formuler : j’ai regretté que certains aspects de la vie de Pissarro dans ses vingt dernières années ne soient absolument pas évoqués – ses séjours urbains, à Paris, Rouen, Le Havre, Londres, sources de superbes tableaux. Ce n’était bien évidemment pas l’objet de l’exposition mais il me semblait important de rappeler que ces dans les mêmes années que l’artiste s’investit avec autant de labeur dans les vues urbaines, en contrepoint de ces paysages champêtres. De même, les graves problèmes de vue dont Pissarro souffre à cette époque ne sont qu’à peine abordés, alors qu’ils contraignent grandement son existence – et sa manière de peindre en plein air. Pas non plus d’archives, alors que la famille Pissarro a produit une abondante correspondance, précieuse source pour l’histoire de l’art. Mais ces quelques manques n’ont pas gaché le plaisir que j’ai eu à contempler les peintures de Pissarro !

Note : je m’essaie, avec ce billet – et quelques précédents -, à un nouvel exercice : vous raconter, sur le vif, mes impressions d’une expo, sans chercher à être exhaustive et surtout, sans me noyer dans des recherches complémentaires. Souvent, je n’aborde pas sur ce blog les nombreuses expos que je vois, pensant que ça n’est pas la peine, parce qu’elles sont presque terminées ou parce que je n’ai pas assez à dire. Pourtant, plus le temps passe plus je constate que parmi vous, mes lecteurs, beaucoup ne sont pas parisiens et sont donc contents de trouver ici le récit – et les photos – d’une expo qu’ils ne verront pas… De plus, cela me constitue un journal personnel des expos vues – dont les archives sont autrement plus faciles à consulter pour moi qu’une accumulation d’albums Facebook.

Pour aller plus loin

 

6 réflexions sur “ Pissarro à Eragny ”

  • 17 août 2017 à 8 h 31 min
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    Votre enthousiasme pour Pissarro est contagieux! Je lis avec attention vos envois,merci à vous

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    • 17 août 2017 à 13 h 22 min
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      Merci beaucoup Daniel pour ce message encourageant ! Heureuse de partager ma passion pour Pissarro 🙂

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  • 17 août 2017 à 13 h 16 min
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    Il existe une galerie Stern Pissarro à Londres (St James’s Street), appartenant, semble-t-il, à une/ descendant/e du peintre, qui représente plusieurs générations d’artistes de sa famille.

    https://www.pissarro.art/home

    Je précise que je n’ai aucun lien avec cette entreprise et que je n’y suis même jamais entré.

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    • 17 août 2017 à 13 h 27 min
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      Oh ! Merci du signalement. J’ai déjà croisé le nom de cette galerie, mais je n’y suis jamais entrée non plus ! Je découvre avec surprise que beaucoup de descendant de Pissarro ont été artistes, au delà de ses fils. Est-ce que le nom de Stern vient du marchand d’art Max Stern, installé à Londres puis à Montréal pour fuir le nazisme ?
      Je creuserai un peu… Merci 🙂

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  • 17 août 2017 à 15 h 44 min
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    Remarque sur « Note : je…  » : cet article me semble déjà très fourni et intéressant. Pour ma part je trouve que les articles de blog « exhaustif » me rendent « exhausted ».
    Donc encouragement pour l’essai. 🙂

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  • 6 septembre 2017 à 11 h 49 min
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    Tu as tout à fait raison : je visite grâce à toi beaucoup d’expos « par procuration » et c’est un réel plaisir !

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