Jean-François Millet, l’oeuvre gravé

De Millet, nous connaissons tous les célèbres Glaneuses, et le plus célèbre encore Angélus. Mais saviez-vous que le peintre était aussi aquafortiste, c’est-à-dire graveur à l’eau-forte ?
Dans mon compte-rendu de l’exposition Millet du Palais des Beaux-Arts de Lille (automne 2017), je disais regretter la quasi-absence de gravures dans l’accrochage. À vrai dire, il y en avait quelques-unes, prêtées par la bibliothèque de l’INHA.
Cela m’a donné envie de me replonger dans l’étude de l’œuvre gravé de Millet, en grande partie numérisé (notamment sur les sites du Metropolitan Museum et sur Gallica). En résulte ce billet.

Jean-François Millet, Les glaneuses, eau-forte, 1855-1856, BnF/Gallica

Il faut être honnête : Jean-François Millet n’a pas beaucoup gravé : on lui connaît une vingtaine de gravures sur cuivre — des eaux-fortes —, six lithographies, autant de xylographies, et deux clichés-verres. Si son œuvre gravé est réduit en nombre, il n’en demeure pas moins intéressant dans le déroulé de la carrière de l’artiste comme dans celui de l’histoire de l’Estampe au XIXe siècle.

Le premier contact de Millet avec la pratique de l’estampe, c’est à travers la technique de la lithographie qu’il prend forme : on devine que ces pièces lithographiées sont avant tout des travaux alimentaires, comme pour beaucoup d’artistes à l’époque. Millet réalise quelques illustrations, destinées à des livres ou à des partitions.

De ces lithographies, le département des estampes conserve « Où donc est-il ? », une image destinée à la couverture d’une partition, qui déplut tant à l’éditeur qu’il aurait refusé de payer l’artiste. On connaît pourtant quelques épreuves de l’estampe avec la lettre…

Millet, Barbizon et l’eau-forte

Autour de 1847, alors qu’il commence à fréquenter assidûment Barbizon — et à peindre des paysans —, Millet se lance pour la première fois dans la pratique de l’eau-forte. Il a sûrement été encouragé dans cette direction par ses camarades, aussi fidèles que lui à la forêt de Fontainebleau : Théodore Rousseau, mais surtout Charles Jacque, le plus important des aquafortistes de l’école de Barbizon. Charles Jacque et Millet se connaissaient antérieurement puisqu’ils étaient déjà voisins à Paris.

C’est justement auprès de Charles Jacque que Millet fait ses premiers essais, des petits croquis à l’eau-forte, dans lesquels il explore les possibilités de la pointe et de l’acide.

Jean-François Millet, planche de croquis, eau-forte, Amsterdam, Rijksmuseum.

En 1851, malgré cette expérience d’aquafortiste, c’est pourtant la lithographie qu’il choisit pour interpréter son Semeur, destiné à être reproduit dans les pages de la revue L’Artiste, probablement suite à son achat par l’État. Ce n’est finalement pas la lithographie de la main de Millet qui fut publiée, mais une interprétation par un artisan-lithographe, Bouvier.

Jean-François Millet, Le semeur, lithographie,1er ou 2e état, 1851, BnF/Gallica

En 1855, Millet revient à l’eau-forte avec plus d’intensité sur les conseils d’Alfred Sensier, un amateur d’estampes, qui est devenu son principal soutien. Sensier est persuadé que la diffusion par l’estampe des œuvres de Millet pourra attirer à l’artiste de nouveaux amateurs, et donc de nouveaux clients, tout en lui offrant quelques revenus supplémentaires. Il enjoint donc le peintre à se mettre sérieusement à l’eau-forte. Pour autant, Millet n’interprète pas directement ses toiles : il grave des variantes de sujets de son répertoire, puisés, notamment, dans ses (nombreux) carnets de croquis. Une gravure peut ainsi précéder la ou les versions peintes.

Des estampes de cette période, ma préférée est sans nul doute La baratteuse, avec son chat qu’on entendrait presque réclamer des caresses. D’un point de vue technique, je goûte certainement plus Le paysan rentrant du fumier, avec son beau traitement de la lumière et ses petites touches à l’eau-forte, à la fois délicates et vives.

Les glaneuses renvoient à une œuvre plus célèbre de Millet, le tableau du même nom, peint en 1857, un an ou deux après la réalisation de cette eau-forte. Le sujet occupait le peintre depuis le début de la décennie, comme en témoignent les nombreux croquis qu’il a laissés et qui permettent de retracer l’évolution de ce motif, d’œuvre en œuvre.

Jean-François Millet, Les glaneuses, eau-forte, 1855-1856, BnF/Gallica

N’étant pas très à l’aise avec la technique, et probablement pas plus que ça attiré par la cuisine de l’eau-forte, Millet se contente de décalquer ses dessins et ne multiplie pas les états, contrairement à ses camarades plus mordus que lui.

Jean-François Millet, Les bêcheurs, eau-forte, 1er état mis au carreau, 1855-1856, Bibliothèque de l’INHA.

Les cuivres, achevés en 1856 et en possession de Sensier, seront finalement imprimés en mars 1858 par Eugène Delâtre (le grand imprimeur de la période). Ils seront par la suite retirés par un imprimeur du Quartier latin et — apparemment — par Charles Meryon, que les lecteurs de ce blog connaissent désormais bien. Ces tirages successifs expliquent les variantes que l’on observe entre les épreuves lorsqu’on consulte l’œuvre gravé de Millet à la Bibliothèque nationale de France : parfois, les tailles sont très encrées, retroussées, d’autres fois, le résultat est plus fin. Le papier, lui aussi, change au gré des impressions : fin ou épais, ordinaire ou rare et parfois précieux…

Fameuses eaux-fortes et grandes commandes

Millet délaisse la gravure quelque temps. Il y revient finalement autour de 1860, le plus souvent dans le cadre de commandes.
Ainsi, en 1861, quand Philippe Burty, célèbre critique d’art amateur d’estampes, entend publier le premier catalogue des œuvres gravées de Millet, il lui demande de réaliser une estampe. Le peintre interprète alors une de ses dernières toiles, récemment exposée au Salon, La bouillie. Philippe Burty, en 1892, confie dans les pages de la Revue rétrospective ses souvenirs concernant cette œuvre.

Jean-François Millet, La Bouillie, eau-forte, 4e état, 1861, BnF/Gallica

« 10 juin 1861 — Ce matin à 10 heures et demie, J.-F. Millet, […] m’est venu chercher rue Blanche. C’est un gros homme de taille moyenne, à l’encolure de taureau, des yeux d’un bleu foncé peu ouverts, mais vifs, brun, très barbu. (…) Nous sommes allés à pied chez Bracquemond, pour faire mordre la planche qu’il avait gravée d’après l’un de ses tableaux du Salon, la jeune femme qui donne à manger à son enfant. Le cuivre était très franchement attaqué. Il a bien mordu la première fois. On a recouvert le fond et l’on a fait mordre de nouveau. Enfin, Millet a tenu à poser lui-même deux touches d’acide pur sur la tête de la femme et de son enfant. Aussitôt que le pinceau avait touché, Bracquemond jetait vite des gouttes d’eau.
Nous sommes allés chez Delâtre. Un ouvrier nous a tiré des épreuves. À la troisième, Millet a bouché à la pointe sèche un grand clair sur le cou de la femme, mis quelques traits sur l’ombre du bonnet, quelques points dans le poignet qui soutient l’enfant. Nous en avons fait tirer en tout 19, dont deux retouchés. Bracquemond va y ajouter la signature. Il n’y en a que trois qui aient les croquis en bas, l’imprimeur les effaçant ou les faisant venir à son gré. Je les ai brunis moi-même sur la planche. »

Jean-François Millet, La Bouillie, eau-forte, 4e état, 1861, BnF/Gallica

L’année suivante, Alfred Cadart, qui dirige la Société des Aquafortistes et à travers laquelle il fait publier, chaque mois, un portefeuille d’estampes, commande à Millet une estampe pour y figurer. Le peintre se lance dans la gravure de La Grande Bergère, un motif que l’on retrouve aussi dans un de ses tableaux. Mais, pour une raison qui demeure aujourd’hui encore inexpliquée, la planche tirée par Delâtre, ne fut pas intégrée aux livraisons de la Société des Aquafortistes. A-t-elle été refusée ? Si oui, pourquoi ? Est-ce parce qu’elle interprétait un tableau du peintre ? Ou bien est-ce Millet qui n’acceptait de livrer le cuivre à Cadart et Delâtre, voulant en garder la propriété ? Les épreuves de La Grande Bergère sont, par conséquent, extrêmement rares. De quoi voir s’envoler les enchères quand l’une d’elles passe en vente, car cette estampe est l’une des plus estimées de ses biographes.
Millet reprendra par la suite cette composition et ce motif dans un tableau, aujourd’hui conservé à Chicago.

Départ pour le travail : le basculement de l’estampe ?

En ce début des années 1860, comme Sensier, bon conseiller, le prédisait, les gravures de Millet sont désormais recherchées et les collectionneurs commencent à proposer de coquettes sommes pour les acquérir.

Nous sommes en 1863. Quelques amateurs éclairés décident de se cotiser pour commander à Millet une eau-forte dont la matrice sera leur copropriété et dont les premières épreuves, les plus fraîches, leur seront réservées. Ces amateurs, au nombre de dix, prennent le nom de Société des dix. La réalisation de l’œuvre est suivie de près par les souscripteurs, comme en témoigne l’abondante correspondance conservée.
C’est ainsi que naît Départ pour le travail, une des plus belles planches de Millet. Mais une fois les dix premières épreuves du premier état tirées et remises aux sociétaires, l’un d’eux, Philippe Burty, exige la destruction de la matrice. Ainsi, il entend garantir la rareté et donc la valeur de ces dix exemplaires. La demande révolte l’artiste, qui obtient le soutien des neuf autres sociétaires, favorables à un tirage et à une diffusion plus large. Il n’est pas encore question de limitation extrême du tirage ni de numérotation rigoureuse des épreuves. Les idées de Burty finiront finalement par triompher au cours des décennies suivantes, érigeant comme norme la limitation, la signature et la numérotation de chaque estampe…

Jean-François Millet, Le départ pour le travail, eau-forte, 3 état, 1863, BnF/Gallica

Après l’affaire du Départ pour le travail, Millet ne gravera qu’une seule nouvelle eau-forte, en 1868. Il s’agit d’une fileuse auvergnate — encore un sujet que l’on retrouve dans ses tableaux et pastels. Là encore, Millet grave sur commande, de Burty, qui souhaite éditer un livre de Sonnets illustrés d’eaux-fortes de divers graveurs (Jongkind, Corot, Daubigny, Manet…) mais Millet, à qui l’on attribue un sonnet évoquant une gardeuse d’oies, ne daigne pas illustrer le texte et substitue au sujet du poème une fileuse auvergnate !

Jean-François Millet, La fileuse auvergnate, eau-forte, 2e état, 1862, BnF/Gallica

Là encore, Burty et Millet se brouillent à cause d’une question de limitation du tirage. Le critique d’art, souhaitant la rareté de l’ouvrage (dont le tirage était prévu à 350 exemplaires), ordonne que toutes les matrices soient rayées après impression. Encore une fois, Millet refuse, et finit par céder. À contrecœur, il accepte qu’on la détruise : « J’ai donné mon consentement pour la destruction de la planche malgré mon désir de la garder… Entre nous, je trouve cette destruction de planche tout ce qu’il y a de plus brutal et de plus barbare. Je ne suis pas assez fort en combinaison commerciale pour comprendre à quoi cela aboutit, mais je sais bien que si Rembrandt et Ostade avaient fait chacun une de ces planches-là, elles seraient anéanties. »

Tous les cuivres de Millet seront pourtant annulés, probablement après sa mort : pour en interdire le retirage, chaque matrice est trouée par un poinçon. En témoignent les impressions postérieures, conservées par la BNF, où apparaît un trou, au coeur du sujet.

Clichés-verres

Si j’ai évoqué les eaux-fortes et les lithographies de Millet, il reste encore à dire un mot de ses clichés-verres, une technique à la jonction de l’estampe et de la photographie, puisqu’on les réalise sur une plaque de verre et que l’on obtient les tirages par exposition photosensible et non par passage sous presse.

Jean-François Millet, Femme vidant un sceau, cliché-verre, 1862, BnF/Gallica

Inventée au début des années 1850 par des peintres et photographes d’Arras, la technique du cliché-verre est expérimentée dans les cercles de l’École de Barbizon vers 1855-1860. Millet, comme Rousseau, est initié en 1861 par Eugène Cuvelier.

Dans les deux essais de cliché-verre de Millet, on retrouve une esthétique très proche de ses eaux-fortes… et des sujets similaires, puisque l’artiste réinterprète deux motifs très présents dans son œuvre : La précaution maternelle et Femme vidant un seau.

Notez que la Bibliothèque nationale de France possède deux tirages, en sens inversés de La précaution maternelle : rien de surprenant, car la technique du cliché-verre autorise l’impression dans les deux sens, ce qui permet d’avoir des effets de traits différents, plus ou moins épais.

Jean-François Millet, La précaution maternelle, cliché-verre, 1862, Gallica/BnF

Malgré la richesse du résultat, Millet ne persévéra pas non plus dans cette voie…

Nous voilà au bout de ce petit panorama de l’œuvre gravé de Millet, que vous pouvez librement explorer sur Gallica, sur la bibliothèque numérique de l’INHA, sur le site du Rijksmuseum et sur le site du Metropolitan Museum. Bonne découverte !

Pour aller plus loin…

  • Bailly-Herzberg J., Dictionnaire de l’estampe en France (1830-1950), Paris, France, Arts et métiers graphiques, Flammarion, 1985.
  • Jean-François Millet, catalogue de l’exposition du Grand Palais, 17 octobre 1975-5 janvier 1976, Paris, France, Éditions des Musées nationaux, 1975.
  • Melot M., L’estampe impressionniste, Paris, France, Flammarion, 1994.
  • Melot M., L’Oeuvre gravé de Boudin, Corot, Daubigny, Dupré, Jongkind, Millet, Théodore Rousseau, Paris, France, Arts et métiers graphiques, 1978.
  • Le Men S., « “Le trait d’union entre la peinture et la gravure” : Millet et l’eau-forte de reproduction dans les années 1860 et 1870 », 48/14 La revue du musée d’Orsay, automne 2010, nᵒ 30, p. 56‑71.

3 réflexions sur “ Jean-François Millet, l’oeuvre gravé ”

  • 24 juin 2018 à 10 h 01 min
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    Très joli jeu de mot sur les mordus de l’eau-forte… C’est très intéressant et on ne pense pas assez à ces problèmes de droits sur les planches de cuivre, avec les conflits de propriété, ou ceux relatifs aux tirages à venir. Merci !

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