Depuis quelques semaines, les Gallicanautes peuvent découvrir en ligne la soixantaine d’albums de Léopold Reutlinger que le département des Estampes et de la photographie de la BnF conserve. Près de 15 360 clichés, réalisés entre 1875 et 1917 qui figurent tout ce que Paris compte de cocottes, demi-mondaines et actrices. C’est pour marquer l’arrivée de ce nouveau corpus sur Gallica que j’ai décidé de publier une série de billets donnant un aperçu de sa richesse. Pour ce premier numéro, il s’agit de présenter la maison Reutlinger.

Nadar, Reutlinger, Disderi, voici le nom des studios où il était de bon ton de se faire photographier. Si le studio de Nadar était plutôt spécialisé dans le gotha intellectuel, la maison Reutlinger comptait dans sa clientèle une myriade d’actrices, artistes de scène, chanteuses de music-hall et autres cocottes.
Un studio photographie à l’exceptionnelle longévité
L’histoire de la maison Reutlinger, c’est l’histoire d’une famille d’origine autrichienne installée à Paris qui photographia pendant 70 ans le Tout-Paris des spectacles. Une telle longévité en fait un cas à part dans le Paris du XIXe siècle, où la plupart des studios survécurent moins d’une dizaine d’années.

Le fondateur de la maison, Charles, est né à Karlsruhe en 1816. Doué en dessin, il se passionne dès l’enfance pour le portrait. Très tôt initié à la photographie (dès 1839 !), il s’installe rapidement comme daguerréotypiste à Stuttgart. Dix ans plus tard, nous le retrouvons à Paris, où il a ouvert un studio. Sa carrière française sera riche : il reçoit aux expositions de nombreuses récompenses et se taille une belle part sur le marché du portrait-carte de visite, dont la mode bat alors son plein. Son catalogue de 1873 comprend 1375 personnalités : politiques, hommes de lettres et de sciences, mais surtout 600 portraits d’artistes « de tous les théâtres de Paris ». Au sein de cet ensemble, surtout des femmes (90 % des artistes photographiés soient 570 femmes). Charles se plait dans ce genre et déjà ses clichés de comédiennes s’éloignent des codes du portrait bourgeois qui prédominait alors.

En 1880, Charles se retire des affaires. Son frère Émile, qui rentre alors d’Amérique, prend la direction du studio. Il élargit le répertoire en développant une série de « baigneuses » dont « ces messieurs » étaient friands. En 1893, Émile cède à son tour la maison à son fils Léopold, qui travaille à ses côtés depuis plusieurs années déjà. Ce dernier va poursuivre la spécialisation de la maison dans la photographie de femmes de spectacle faisant preuve d’inventivité dans ses mises en scène.

La Première Guerre mondiale sera très difficile pour cette famille originaire d’Autriche. La maison Reultinger ne se relèvera en effet jamais vraiment du ralentissement de l’activité causée par le conflit. Très affecté par la mort de son fils sur le front, Léopold délaissera progressivement la photographie. A sa mort en 1937, sa veuve cède la maison à un investisseur qui en exploite le fonds jusqu’en 1954, date à laquelle la BnF se porte acquéreur des 30 000 tirages Reutlinger. Une exposition, en 1974, marque le début de la redécouverte de l’histoire de ce studio.
15 360 clichés des Cocottes et autres demi-mondaines
Avec 15 360 photographies, les albums actuellement numérisés représentent donc près de 50 % du fonds Reutlinger de la BnF. Constitués progressivement entre 1870 et 1917, ils rendent compte de l’activité de la maison dans le domaine du portrait des gens de spectacle et forment un aperçu représentatif du fonds de commerce des Reutlinger. A chaque page se succèdent les différentes vues des séances de pose d’actrices et demi-mondaines telles Cléo de Mérode, Émilienne d’Alençon, Robine, la belle Otéro… Les anecdotes sont légion à propos de ces séances, et certaines sont très croustillantes, comme je vous le raconterai dans de prochains billets !

Comme aujourd’hui dans la photographie de mode, ces femmes de papier étaient abondamment retravaillées : blanchir un sourire, affiner une taille, corriger une dent mal implantée, camoufler une imperfection de la peau, rien n’était impossible pour les retoucheurs de talents employés par la maison. Grattage et repeint étaient une pratique fréquente et décriée par certains commentateurs… Comme quoi, rien ne change ! En scrutant bien certaines images, on arrive à deviner quelques retouches, notamment au niveau des tailles.

Une diffusion abondante
Certains clichés de Reutlinger, notamment ceux mettant en scène la très belle Cléo de Mérode font encore aujourd’hui partie de notre culture visuelle populaire.
L’extraordinaire popularité de ces photographies s’explique par l’abondance et la diversité de leur diffusion. Déclinés en cartes de visite, cartes postales, illustrations dans les revues, visuels pour la publicité, les clichés des Reutlinger se trouvaient partout.

Les passants admiraient les tirages dans la vitrine commerciale que la maison possédait sur le boulevard des Italiens, à deux pas des salles dans lesquelles se produisaient leurs modèles. Les photographies illustraient nombre de titres, parmi lesquels Le Foyer des artistes ; Nos jolies actrices ; Paris qui s’amuse ; Les cafés-concerts ; Panorama ; Les feux de la rampe… Le particulier pouvait les acquérir chez certains papetiers au format carte de visite afin d’alimenter une collection. En outre, les clichés – notamment ceux de Léopold, étaient abondamment utilisés pour la publicité. Rien de mieux qu’une jolie femme pour vendre des cigarettes, du vin ou du chocolat ! Et pour finir, le client trouvait en abondance les frimousses des demi-mondaines sur les présentoirs à cartes postales. Les montages ne sont d’ailleurs pas toujours du meilleur goût…


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Pour aller plus loin
En ligne
- Mes autres billets sur le corpus Reutlinger
- Les albums Reutlinger sur Gallica
Bibliographie
- Agrati F., Léopold Reutlinger: la représentation photographique de la femme du spectacle à Paris, 1875-1917, Mémoire de Master I, Université Paris IV La Sorbonne, 2006.
- Bourgeron J.-P., Les Reutlinger: photographes à Paris, 1850-1937, Paris, J.-P. Bourgeron, 1979.
- Corvisier C., Cléo de Mérode et la photographie: la première icône moderne, Paris, Éd. du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2007.
Bonjour,
Ce formidable fonds iconographique contiendrait-il un ou des clichés de Fanny Loviot, la fameuse aventurière des Lingots d’or ?
Cordialement,
Jean-François Miniac
miniacreation@yahoo.fr
Pas à ma connaissance, mais je vais chercher!
Bravo pour cette présentation précise de la maison Reutlinger et de ses photographies. Nous relayons sur Twitter…
Merci!
Heureuse je suis !
J’allais justement laisser sur ton blog un lien vers ce billet, me disant que cela pouvait intéresser la communauté à laquelle tu es attachée… Peux-tu répandre la nouvelle de cette numérisation exceptionnelle parmi vous?
Bien entendu ! Je ferai un partage sur ma page facebook. J’avais pris les devants en partageant sur mon mur personnel 🙂
Peut-on espérer « Une édition » un livre, avec les photos les plus marquantes,
accompagnées des anecdotes les plus « indispensables » ?
De nombreuses publications sur les « cocottes » sont illustrées des clichés de ces albums.
Il ne semble pas que la BnF projette une édition de ces photographies sous forme d’un livre.
Les 60 volumes étant librement accessible sur Gallica, j’espère que d’autres blogueuses feront leur miel de ces photos et proposeront leur sélection des plus beaux clichés.
Quant aux anecdotes, vous en retrouverez sur ce blog: je vais consacrer, dans les semaines qui viennent, plusieurs billets aux demi-mondaines qui figurent dans ces albums…
Je possède deux albums photos reliés de cette époque, dont un avec des très nombreux clichés de Reutlinger. S’ils vous intéressent, contactez moi !
Merci « Superbes Moitiées «
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