La drôle de vie d’une matrice d’estampe, ou comment Charles X est devenu Louis-Philippe

Une image peut en cacher une autre, ou comment les éditeurs d’estampes ‘actualisaient’ leurs fonds… 

Petit imprimeur d’imagerie populaire installé à Nancy, François Desfeuilles décide d’éditer un portrait du souverain en place. Son jeune collaborateur, le graveur Jean-Baptiste Thiébault réalise une estampe représentant Charles X, laquelle est déposée par Desfeuilles le 31 mai 1830. Manque de bol pour notre éditeur, la révolution de Juillet intervient. Charles X abdique le 2 août, et, sept jours plus tard, Louis-Philippe est intronisé roi des Français.

Jean-Baptiste Thiébault, Louis-Philippe Ier, roi des Français, 1830, xylographie, ed. Desfeuilles, Nancy (BnF, estampes)
Jean-Baptiste Thiébault, Louis-Philippe Ier, roi des Français, 1830, xylographie, ed. Desfeuilles, Nancy (BnF, estampes)

Que faire du portrait d’un souverain qui n’est plus roi de rien ? Il n’y a plus d’acheteurs pour cette image tandis que la demande risque d’être forte pour le portrait du nouveau roi des Français, Louis-Philippe. Desfeuilles ne veut pas rater cette mane, d’autant que le contexte est devenu difficile pour sa fabrique : depuis quelques années, il est concurrencé par deux autres éditeurs qui se sont installés à Nancy et qui publient, comme lui, des images populaires. Desfeuilles veut donc être le premier à commercialiser le portrait de Louis-Philippe pour leur couper l’herbe sous le pied!

Plutôt que de réaliser une nouvelle composition, il demande à Jean-Baptiste de reprendre la matrice qu’il a gravé quelques moins plus tôt : en deux trois coups de gouge, le travail est fait : Charles X est devenu Louis-Philippe ! Le 21 août, Desfeuilles envoie au dépôt légal sa nouvelle estampe.

Jean-Baptiste Thiébault, L'Impératrice de Russie (1er état, 1829) / Marie-Amélie (2e état, 1830), xylographie, ed. Desfeuilles, Nancy (BnF, estampes)
Jean-Baptiste Thiébault, L’Impératrice de Russie (1er état, 1829) / Marie-Amélie (2e état, 1830), xylographie, ed. Desfeuilles, Nancy (BnF, estampes)
Matrice de bois gravée par Thiébault
Matrice de bois gravée par Thiébault, MUCEM

S’il commercialise maintenant le portrait de Louis Philippe, il lui faut aussi éditer celui de la Reine, Marie-Amélie. De la même façon, Jean-Baptiste Thiébault va modifier un portrait de l’Impératrice  de Russie qu’il avait gravé en 1829 pour le transformer en portrait de Marie-Amélie. Ce second cas est parfaitement documenté puisque le MUCEM conserve la matrice de l’estampe ! Elle permet de comprendre comment Thiébault a procédé. Tout d’abord, il a fait disparaître le sceptre de l’impératrice de quelques coups de ciseau. Ensuite, il faut modifier le visage. Thiébault n’y est pas allé par quatre chemins : il a découpé à la scie la planche de bois, décapité l’impératrice de Russie ! Sur un autre morceau de bois, aux mêmes dimensions que celui retiré, il a gravé un nouveau visage – très stéréotypé, nous sommes dans l’imagerie populaire ! Le corps de l’ancienne impératrice de Russie est assemblé au visage de la Reine Marie-Amélie pour l’impression et le tour est joué ! Desfeuilles peut vendre ses portraits de la souveraine ! Malheureusement, si le musée conserve encore l’élément d’impression du corps à cheval, les matrices des deux têtes ont été depuis perdues…

En comparant les deux états de l’estampe conservés au département des estampes de la BnF, la trace de cette modification apparaît très nettement. Sur le portrait la reine Marie Amélie, la cape a été rognée dans sa partie supérieure tandis que la jonction des deux bois laisse une légère ligne blanche, marque de la césure (cliquez sur l’illustration suivante pour agrandir)

Thiébault, L'impératrice de Russie (1829) , la matrice découpée, la reine Marie-Amélie (1830), BnF/MuCEM
Thiébault, L’impératrice de Russie (1829) , la matrice découpée, la reine Marie-Amélie (1830), BnF/MuCEM

Malgré mes talents étendus en recherche iconographique (!) je ne suis pas parvenue à mettre la main sur le premier état de l’estampe figurant Charles X. A en croire mes observations sur le tirage que la BnF conserve du second état (celui transformé en Louis-Philippe), Thiébault a opéré de même pour changer le visage du souverain : décapitation de Charles X et réalisation sur un bois indépendant d’une nouvelle tête. Le titre, ajouté grâce à du matériel typographique, était modifiable à merci!

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