Cinq ans d’études à l’École du Louvre, des milliers d’heures passées à arpenter les innombrables salles du palais du même nom. Munie d’une carte « magique » conférant un accès gratuit et illimité aux collections, j’ai appris à tutoyer le Musée du Louvre.

Le rapport qu’un étudiant en histoire de l’art entretient avec le musée est de l’ordre de l’intime et du singulier. Les trois premières années de l’École du Louvre impliquent de passer beaucoup de temps « au contact direct des œuvres », un principe qui est la marque de fabrique de l’institution. Aux centaines d’heures de travaux dirigés devant les œuvres (T.D.O.) se succèdent autant de temps à réviser dans les mêmes salles. Tout élève assidu en vient à connaître par cœur les chemins qui conduisent de la Victoire de Samothrace à la cour Marly, de la Joconde aux appartements de Napoléon. Les heures de pointe, les raccourcis, les jours tranquilles, les flux de touristes, la quiétude des salles isolées sont autant de choses que nous connaissons parfaitement.
Géographie mentale du musée
Trois années d’étude pendant lesquelles j’ai constitué une carte mentale du musée du Louvre. À force de passer et repasser, je savais non seulement l’ordre des salles, mais aussi la disposition des vitrines et l’emplacement des objets phares au sein de celles-ci. Les yeux fermés, chez moi le soir, ou dans le train qui reliait Paris à Becon-Les-Bruyères, je traversais le musée par la pensée, m’assurant de la présence de chaque œuvre à la place qui est la sienne. Le Google Art Project dans ma tête !

À côté de cette carte mentale du Louvre, je conservais celle du British Museum, de la National Gallery de Londres et des Offices de Florence. Cette dernière avait été un fol défi, puisqu’acquise en l’espace d’un après-midi. À une première visite de midi à quinze heures, méthodique et rigoureuse, avait succédé un second parcours pour revoir « ce qui nous avait le plus plu » ; enfin, à vingt minutes de la fermeture, une troisième visite, pour profiter des salles Giotto et Botticelli, en tête à tête avec les tableaux, alors que le flot des touristes se pressait à la sortie. Une dernière déambulation, magique, les yeux encore avides de dévorer les œuvres. Nous étions chassés par les gardiens qui fermaient les salles derrière nous. Chaque soir, dans les semaines qui ont suivi, j’ai convoqué mes souvenirs, remémoré mes pas pour fixer le musée en mon esprit. Bien que ces images soient aujourd’hui un peu floues, je les invoque encore des nuits sans sommeil. Des musées comme un jardin secret.

Toute cette géographie mentale, dans le cadre d’études d’histoire de l’art, est loin d’être inutile. Devant la feuille d’examen, confrontée à un sujet de dissertation que je ne maitrisais pas, la visite mentale et virtuelle des salles perses achéménides du Louvre et du British Museum ont sauvé les meubles. Le parcours d’une exposition, qu’elle soit temporaire ou permanente, est construit comme un discours. Chaque vitrine doit exprimer une idée ou une thématique, illustrée d’exemples soigneusement sélectionnés dans les collections, tandis que les textes doivent expliciter la logique de ces choix.
Incapable de traiter de moi-même de l’art achéménide, c’est en lisant le contenu des vitrines que j’ai pu dégager un plan : il y avait dans les salles des éléments d’architecture, je devais parler des palais. Le petit bouquetin de métal que j’aimais tant était un témoin des arts somptuaires, tandis que les briques représentant les guerriers illustrent le syncrétisme de cette culture. Autant de thèmes à traiter !
Face à la très redoutée épreuve de clichés de l’Ecole du Louvre (reconnaitre et commenter une œuvre d’art projetée sans aucune indication textuelle, le tout en dix minutes chrono), ma géographie mentale avait également son utilité. Cette statue égyptienne m’apparaissait dans mon souvenir se détachant sur un fond jaune. Or, les salles du premier étage de la section égyptienne sont différemment colorées selon l’époque des œuvres exposées – jaune pour l’Ancien Empire, orangé pour le Moyen Empire et rouge pour le Nouvel Empire. Au jaune du mur de mon souvenir, je pouvais répondre d’emblée et avec une certitude une datation : Ancien Empire.

Certains de mes camarades étaient capables de localiser une œuvre inconnue d’eux rien qu’aux particularités du sol de la salle dans laquelle elle était exposée : « tiens, ce parquet, c’est celui du musée de Lyon ! »
Géographie intime et sensorielle
À cette géographie rationnelle des œuvres se superpose une géographie intime et sensorielle. À chaque fois que je traverse les salles du Louvre médiéval, je me remémore une de mes premières visites dans ce musée, avant mon intégration à l’École.
Et puis ces premières fois, où, nouvelle étudiante, je récitais fièrement à mes parents et mes amis de passage les connaissances acquises en cours. Au-delà de cette période, mes souvenirs se mêlent et s’entrechoquent, noyés dans le flou d’une familiarité quotidienne avec le musée. Émergent tout de même quelques bribes d’émotions fortes…
À l’entrée en master, les TDO cessent. Le rituel des quatre heures par semaine à épouser du fessier les parquets du Louvre disparaît. Peut-être un peu lassée, j’ai cessé de fréquenter les salles du Louvre, lui préférant le rythme effréné des expositions temporaires. Deux ans d’abstinence presque totale, interrompue par quelques visites avec des amis aux Objets d’Art, mon département préféré entre tous.

Ce soir d’août où Syphaï m’a conviée à l’accompagner dans ses séances de dessin, j’ai repris les chemins du Louvre. Ce vendredi, elle était en retard, moi en avance : nous inversions pour une fois les rôles. J’ai alors erré, de salle en salle. Une promenade sans but, alors que la belle lumière des soirs d’été caressait les cimaises. Le plaisir de se mêler aux touristes tout en sachant mes pas guidés par la force des habitudes. De vitrine en vitrine, je retrouvais sur mon chemin mes œuvres préférées ou celles pour lesquelles j’ai gardé une tendresse particulière. Un voyage en zigzag dans mon musée intérieur. Qu’il est rassurant de retrouver les œuvres, inchangées, toujours à la même place. Quelle permanence réconfortante.
J’ai la sensation plaisante de retrouver un vieil ami que je n’aurais pas vu depuis longtemps, cette impression de plénitude qui vous envahit quand vous vous retrouvez dans des lieux familiers.

À nouveau, je tutoie le Louvre.
Je ressens exactement la même chose. J’ai toujours la géographie du Louvre, la position des œuvres les unes par rapport aux autres dans la tête même 13 ans après avoir obtenu mon diplôme. Avec mes camarades nous nous donnions rendez-vous dans des endroits insolites pour les non-habitués : chez Ebih-Il, dans le couloir des poules… Et lorsque je retourne au Louvre, je vais dire bonjour à Chardin, saluer La Vierge aux Rochers et admirer le Gaulois blessé.
Très joli billet. Qui me fait regretter de n’avoir fait qu’une année à l’Ecole du Louvre. Elle reste cependant ma plus belle année d’études. Car apprendre en s’asseyant sur les parquets du Louvre, d’Orsay et j’en passe, ça n’a pas de prix !
Superbe témoignage ! Si ce n’est pas indiscret, vers quoi te diriges-tu désormais? Je pense que j’aurai un pincement au cœur au moment de quitter l’Ecole…
Bonne journée,
Louise
Je ne pars pas très loin, j’entre à l’Ecole des Chartes pour faire un deuxième M2, mais en informatique appliqué à l’histoire (musée, bib, archives).
J’ai adoré lire ton article, ça me rappelle tellement mes 4 années passées à l’EDL… La sensation de « réconfort » quand j’étais dans certaines salles était quelquechose d’assez unique, il faudrait que je retourne traîner mes pieds là-bas…
Super Joh! Tu ravives une agréable nostalgie.
Ça fait plaisir de voir que beaucoup d’entre nous partagent ces souvenirs et cette sensation…
Je suis surprise et ravie que tant d’anciens partagent cette sensation! Merci à vous!
Très bel article reflétant bien la relation que l’on instaure au fur et à mesure des années à l’Ecole. Toutefois, j’y ajouterais un bémol, il est vrai : c’est comme dans le sonnet de Joachim du Bellay:
Devaulx, la mer reçoit tous les fleuves du monde,
Et n’en augmente point: semblable à la grand mer
Est ce Paris sans pair, où l’on voit abîmer
Tout ce qui là-dedans de toutes parts abonde.
Paris est en savoir une Grèce féconde,
Une Rome en grandeur Paris on peut nommer,
Une Asie en richesse on le peut estimer,
En rares nouveautés une Afrique seconde.
Bref, en voyant, Devaulx, cette grande cité,
Mon oeil, qui paravent était exercité
A ne s’émerveiller des choses plus étranges,
Prit ébahissement. Ce qui ne me put plaire
Ce fut l’étonnement du badaud populaire,
La presse des chartiers, les procès, et les fanges.
(Joachim du Belley, Les regrets, 1558.)
Pour le Louvre et sa prestigieuse école, je ressens un peu cela, et mon dernier tercet serait dédié pour ma part au Stress. J’ai cependant lu ce billet avec émotion, en réussissant à m’identifier.
Merci pour cet article. Cette sensation est la même pour moi. L’assiduité, les autres fréquentations de lieu, pour revenir plus tard au Louvre un peu « comme à la maison ». reprendre le pas rapide de l’étudiant e l’EDL qui va droit au but avec son plan mental comme tu le dis si bien. Saluer certaines oeuvres comme de vieilles connaissances, et pas forcément les plus connues, avoir des bribes de cours ou de chronologie qui reviennent, et en tirer un certain plaisir. Je crois que de ces années au Louvre on ne guérit pas. J’avais même il y a quelques années du mal à revenir vers le pavillon de Flore avec cette impression de ne plus y être.
Bonne continuation
Plusieurs amis m’ont confié cette difficulté à revenir au pavillon de Flore en s’en sachant étranger désormais.
J’y enseigne de temps en temps, et je dois avouer que cela me fait aussi étrange : lieu à la fois familier, mais ceux qui le peuplent ne sont plus (à quelques exceptions près) mes camarades de promo. Que sont devenu ceux, qui, il y a 8 ans, comme moi, gravissaient pour la première fois les marches de l’Ecole ?
Je découvre par la même occasion votre blog sur les expo de mode : c’est chouette ! Je m’abonne !
Merci beaucoup !
Très joli billet. Alumna, chez moi aussi l’émotion et ce musée intérieur, sont intacts.
Le département des Peintures du Louvre, et Orsay…
Etudiant en Arts Plastiques à Paris 8, je séchais les cours pour comprendre la Peinture, comprendre comment c’est fait, pour réaliser, à mon tour.
La nullité des « enseignants » post-68ards m’a poussé à cette intimité.
J’étais joyeux de constater le succès de l’exposition Edward Hopper au Grand Palais.
Il m’a beaucoup appris, aussi, avec Balthus.
lol, votre article m’a fait penser au personnage d’Hannibal Lecter, dans sa cellule.
héhé, je donne quelques cours à Paris 8, je vais mal le prendre 🙂
Souvent, l’expérience de l’oeuvre, sans intermédiaire ou avec un(e) personn(ag)e élu est la meilleure façon de s’en pénétrer.
Bonjour.
J’ai bossé egalement au Musee du Louvre au café Richelieu. Et je pouvais comme vous, me balader; pour ma part, pendant ma pause ou après le boulot avec ce fameux pass. On a l’impression d’être privilégié. De voir ce que d’autre n’auront pas la possibilité d’explorer ce lieu et sentir cette atmosphère sereine une fois la foule parti. Mon meilleur moment est tres tot le matin avec mon café chaud en marchant dans ce silence des couloirs et se laisser emporter.
Amicalement…