La Tour XIII – Paris

Depuis dix jours, toute la presse parle de la Tour XIII, cette « expérience artistique » (il n’y a aucun mot juste pour qualifier ce projet) hors du commun. Pendant de longs mois, sous l’égide de la galerie Itinerrance, une centaine de graffeurs venus du monde entier ont œuvré dans un immeuble voué à la démolition. Avant la disparition définitive du bâtiment et des peintures qu’il renferme, la Tour XIII est ouverte au public pour trente jours.

Pantonio, Tour XIII, 2e étage
Pantonio, Tour XIII, 2e étage

Tous ceux qui l’ont vu vous le diront : le buzz que ce projet suscite est complètement légitime tant cette expérience est extraordinaire, les intervenants qu’elle a mobilisé divers et les œuvres qui en résultent d’une qualité incontestable. La visite est folle, remuante, surprenante et assurément incontournable !

Une expérience sans précédent

Qu’un bâtiment voué à la démolition se couvre de graffitis et de pièces en tous genres, il n’y a là rien d’exceptionnel: c’est quelque chose d’ordinaire dans les fiches, une pratique « banale » de l’écologie du Street-Art. Les artistes interviennent volontiers dans les lieux abandonnés, où ils jouissent d’une relative quiétude pour travailler à l’abri des regards. Difficilement accessibles au commun des mortels, ces pièces restent le plus souvent confidentielles. Les amateurs peuvent néanmoins les admirer à travers les clichés par quelques explorateurs urbains et chasseurs de street-art.

A1one, Tour 13, 7e étage
A1one, Tour 13, 7e étage

Depuis quelques temps l’idée de reproduire sous l’égide de galeries ces pratiques de création habituellement clandestine s’est répandue. Plusieurs projets de ce type ont marqué l’actualité du Street-Art : il y a eu Lex et Sowat dans les entrailles du Palais de Tokyo, puis l’opération de la galerie Magda Danysz aux Bains-Douches.

Le projet de la Tour XIII est inédit sous bien des aspects. Par sa taille, tout d’abord : 4500 m2, 11 niveaux auxquels s’adjoignent d’immenses façades. Par le nombre des artistes qui y interviennent : une centaine, issus de 18 pays. Enfin, par son ouverture exceptionnelle au public.

Agostino Iacurci, Tour XIII,   3e étage
Agostino Iacurci, Tour XIII, 3e étage

Complètement hors normes, ce projet est porté par la Galerie Itinerrance en collaboration avec le bailleur social de la Sablière. Cette opération s’inscrit dans la suite logique des actions menées par Medhi Ben Cheick, le fondateur de la galerie. Depuis 2011, il est en effet à l’origine d’une quinzaine de murales qui ont transformé le XIIIe arrondissement de Paris en un « musée à ciel ouvert » du Street-Art. Plus qu’un simple coup publicitaire pour la Galerie Itinerrance, c’est un véritable engagement en faveur des arts urbains. Medhi ben Cheick considère qu’en tant que galeriste spécialisé dans le Street-Art, il doit, comme les artistes qu’il soutient et diffuse, « avoir une pratique urbaine ». Celle-ci se matérialise sous la forme de ces opérations d’embellissement de la ville au profit de tous.

Gilbert, Tour XIII, 4e étage
Gilbert, Tour XIII, 4e étage

A l’origine,  le projet de la Tour XIII était beaucoup plus modeste. Medhi Ben Cheick avait simplement demandé à la mairie la façade – et seulement la façade – d’un immeuble voué à la démolition. L’idée de transformer tout le bâtiment en œuvre d’art est venue bien plus tard, alors que le galeriste, perché sur une nacelle, contemplait à travers une fenêtre l’intérieur d’un des appartements. Les autorisations obtenues, les artistes ont investit les appartements à mesure que la tour se vidait de ses habitants. Medhi Ben Cheick s’est alors lancé dans une autre quête administrative, plus complexe encore, celle d’obtenir l’autorisation d’ouvrir au public.

La tour XIII comme expérience immersive unique

La visite commence par le neuvième et dernier étage de la tour. Très vite, les émotions se bousculent. Il y a d’abord cette jolie vue sur la Seine depuis la baie vitrée, et les premières œuvres qui se dévoilent. Une évidence saute aux yeux : la visite sera folle, remuante, surprenante et surtout riche. Un vertige vous prend d’ailleurs à songer aux onze niveaux à parcourir et aux centaines d’œuvres à admirer…

Shaka, Tour XIII, 1e étage
Shaka, Tour XIII, 1e étage

Quand on se promène dans la rue, le Street-Art se dévoile souvent en deux dimensions, sous la forme d’une peinture posée sur un pan de mur. L’expérience que fait le public dans la tour XIII est très différente : les artistes ont en effet eu pour consigne de créer « des œuvres dans lesquelles le visiteur entre ». Les volumes s’y prêtaient tout particulièrement et les artistes en ont tiré parti avec brio, explorant l’espace qui leur était alloué dans toutes ses dimensions. Les œuvres se déploient souvent sur les quatre parois, le sol et le plafond. On devine que les artistes ont pris un certain plaisir dans l’exploitation des angles, une configuration que l’on retrouve finalement peu dans le street-art « de rue » et qui permet de subtils dialogues. Par la porte du salon de l’appartement 924, on aperçoit un fragment de l’œuvre du portugais Mario Belem. « Qui t’as vu et qui te voit ? » interroge une petite fille boudeuse. Ce message prend un tout autre sens lorsqu’on pénètre dans cette ancienne chambre. Tapis dans un coin, des squelettes se promènent dans un jardin. D’autres ont joué avec les points de vue et les perspectives, s’amusant à modifier la perception des volumes. Ainsi, le tigre de Mosko, peint dans l’appartement 953, ne se révèle que par un habile jeu de reflets. Au premier étage, le blaze de Shuck2 ne se dévoile que d’un unique emplacement.

Mario Belem, Qui t'as vu qui te voit, TourXIII, 2e étage
Mario Belem, Qui t’as vu qui te voit, TourXIII, 2e étage

Chaque seuil de porte vous plonge dans un nouvel univers. Il faut regarder partout, car chaque recoin dissimule ses trésors. La visite se métamorphose rapidement en un corps à corps vertigineux et fantastique avec un immeuble devenu organisme vivant. A l’issu d’une heure de déambulation, on tombe épuisé et déboussolé sur le trottoir.

Etnik, Tour XIII, 3e étage
Etnik, Tour XIII, 3e étage

La tour XIII comme reflet de la scène internationale

La Tour XIII est un cadeau immense fait aux parisiens qui peuvent y admirer des pièces de graffeurs venus du monde entier. Dix-huit pays sont représentés : certains artistes invités n’avaient jusqu’alors pas ou peu œuvré en France, ce qui ajoute au caractère exceptionnel de la tour.  Si l’on peut regretter l’absence de figures du Street-Art d’Afrique subsaharienne, le large focus consacré à la scène émergente du Proche-Orient et du Maghreb ravira les spécialistes. La réinterprétation de la calligraphie, élément prégnant de la tradition artistique islamique forme aujourd’hui l’un des thèmes majeurs du street-art dans les pays musulmans. Trois exemples illustrent à la Tour XIII cette tendance, qui entretient avec la dimension sacré de l’écriture des rapports divers et complexes. Dans l’appartement 973 sont présentées des œuvres d’A1one, considéré comme l’un des précurseurs du Street-Art en Iran. Il a en effet été l’un des premiers à vouloir marier l’art de la calligraphie traditionnelle à celle du graffiti new-yorkais. Au même étage, on découvre également les travaux de deux artistes tunisiens, El Seed et Shoof. El Seed, à qui l’on doit également l’une des façades de la tour XIII, s’est récemment illustré par sa très belle intervention sur le minaret de la mosquée de Gabès. Au lendemain d’une attaque salafiste contre une exposition d’art contemporain, il avait peint, avec l’accord de l’imam, un verset de la sourate 49, qui prône la tolérance. Shoof, quant à lui, s’inscrit dans une démarche un peu différente, qui vise à « désacraliser » la lettre, en s’intéressant à sa qualité de forme.

El Seed, Tour 13, 7e étage
El Seed, Tour 13, 7e étage

Plus loin, tout le deuxième étage est consacré à la scène portugaise, extrêmement dynamique depuis sept ans. Alors que la crise a profondément dégradé le paysage urbain de Lisbonne, la municipalité a souhaité encourager le Street-Art comme outil de réhabilitation. Différents programmes y promeuvent les artistes locaux et internationaux. Dernièrement, un parking souterrain a été offert aux bombes des graffeurs, tandis que le parc de camions-poubelle a été « rafraîchi » par les artistes. De ce fleurissement du Street-Art au Portugal, seul Vhils a véritablement percé à l’internationale. Il est présent au deuxième étage de la Tour XIII au côté d’une dizaine de compatriotes dont la qualité des œuvres donne envie d’aller leur rendre visite illico presto.

Vhils, Tour XIII, 2 étage
Vhils, Tour XIII, 2 étage

La place des artistes français est finalement assez réduite (moins de la moitié des intervenants) : choix assez louable car il permet au public de découvrir « autre chose », c’est-à-dire des œuvres qu’il ne peut pas croiser sur son trajet quotidien. Quelques figures emblématiques du Street-Art parisien et bien connues du grand public (Mosko, C215) sont tout de même présentes.

La Galerie Itinerrance ne s’est pas limitée à placer les artistes qu’elle commercialise, bien au contraire : ils ne représentent au final qu’une infime part des intervenants. Un large réseau a été mobilisé, chaque artiste invité suggérant ses propres relations. Mais les espaces n’ont pas été confiés pour autant au tout venant : chef d’orchestre du projet, Medhi Ben Chiecka rigoureusement choisi les graffeurs, privilégiant la qualité des œuvres et l’équilibre de l’ensemble. La visite s’en ressent : le parcours est rythmé et subtil, plein de logique et de résonances, les travaux des uns et des autres dialoguent en bonne intelligence.

La tour XIII comme réflexion sur la ville et l’habitat

Les œuvres, comme souvent dans le Street-Arts, sont porteuses de messages forts, reflets des engagements de leur auteurs. Certains fils conducteurs se dessinent au cours de la visite. L’un des plus prégnant est celui de la réflexion sur le lieu qui a accueilli les artistes : un immeuble de logements sociaux destinés à la démolition en raison de sa vétusté.

Katre, tour XIII, 4e étage
Katre, tour XIII, 4e étage

Il est somme toute assez logique que les street-artistes questionnent les lieux qu’ils investissent tant leur pratique artistique est intimement liée au cadre dans lequel elle s’inscrit. L’histoire passée du bâtiment, les particularités de structure, la configuration des lieux influent fortement dans l’élaboration de l’œuvre, qu’il s’agisse du choix du thème ou de la technique. Cette démarche se teinte souvent d’une dimension sociale, que nous avions déjà abordée avec l’exemple de Da Cruz dans le 19e arrondissement.

Aucune destruction d’immeuble n’est anodine : c’est un lieu de vie, chargé de son passé, qui s’en va. La disparition d’une barre, même la plus vétuste, la plus moche, remue pour les habitants du quartier beaucoup des souvenirs. Plusieurs artistes ont interrogé la mémoire de ceux qui ont vécu ici. C’était presque une condition imposée puisque la galerie n’a pas autorisé les artistes à amener des matériaux de l’extérieur. Tous les objets que vous verrez dans les œuvres ont été trouvés dans les appartements et évoquent, tels des fantômes, les anciens habitants.

Sambre, Tour XIII, 9e étage
Sambre, Tour XIII, 9e étage

Au 9e étage, Sambre a rassemblé toutes les portes qu’il a pu prélever dans les appartements. Assemblées, elles forment une étrange installation, qui perturbe la perception de l’espace et provoque un sentiment d’étouffement. Située au début du parcours, l’œuvre interroge le visiteur sur la question de l’habitat social et sur la destruction prochaine de ce bâtiment. Au niveau inférieur, une question similaire est posée dans cette pièce transformée en cage par Btoy.

Btoy, Tour XIII, 8e étage
Btoy, Tour XIII, 8e étage

L’univers domestique – et notamment l’interprétation qu’en fait l’imaginaire enfantin est souvent évoqué. Monstres qui se nichent dans les rideaux, veil homme caché dans le placard, chacun y retrouve quelques terreurs intimes. Parfois teinté de nostalgie ou de bienveillance amusée, ces apparitions en deviennent dans certaines pièces très inquiétant.

Au deuxième étage, l’œuvre du portugais +_ est l’une des plus militantes de la Tour. Dans deux appartements, ses messages interrogent la question de l’immigration et de l’intégration. Percutantes, ses interventions parlent de la crise, de la précarité et du suicide chez les migrants.

+_, Tour XIII, 2 étage
+_, Tour XIII, 2 étage

 

Guy Denning, au premier étage, évoque la même question du déracinement et des tours en béton, qui, pendant les trente glorieuses, ont accueilli tant de migrants à qui l’on promettait un meilleur avenir.

 

 

Questionner la trace

Il a fallu plus d’un an pour que ce projet aboutisse… et le public n’aura qu’un mois pour le découvrir. Fin octobre, la tour fermera ses portes et sera livrée au ballet des pelleteuses. Pour des raisons de sécurité et d’autorisation préfectorales, l’ouverture au public est drastiquement contrôlée. Seules 49 personnes peuvent simultanément  pénétrer dans la tour. Soit un peu moins de 400 personnes par jour (la visite est limitée à 1h). Autant ne pas vous mentir, il y aura une file ininterrompue serpentant au pied de la Tour…

Seth, Tour XIII, 5e étage
Seth, Tour XIII, 5e étage

Pour ceux qui n’auront pas la patience ou les moyens de braver les longues heures d’attente, une solution alternative s’offre à eux. Le jour même de l’ouverture au public, la Galerie Itinerrance a mis en ligne un site web offrant une visite virtuelle des lieux. Photographies, vues à 360°, interview, films, textes biographiques, enregistrements sonores, l’expérience numérique est très riche et préfigure un documentaire que France Ô diffusera à l’automne 2014.

Tour13-96

Le site web, comme la tour, est éphémère. Dans sa première version, il restera visible pendant 30 jours. Dès la fermeture de la Tour 13, une seconde version du site web sera mise en ligne. Les internautes seront invités à relever un défi : en 10 jours seulement, ils devront, par leurs clics, sauver virtuellement certaines œuvres. Au delà de cette décade, seules les œuvres qui auront attiré le plus de clics seront pérennisées sur le site web.

Stew, Tour 13, 5e étage
Stew, Tour 13, 5e étage

Cette démarche, certes destinée à entretenir le « buzz », est particulièrement intéressante en ce qu’elle pose la question de la trace, de la mémoire du Street-Art. Dans son « écologie propre », le Street-Art est éphémère, destiné à une disparition plus ou moins soudaine. Pourtant, dès l’origine du mouvement, la question de l’archivage s’est posée. Certains graffeurs prenaient des clichés de leurs pièces au moyen d’appareils argentiques, mais cette pratique était loin d’être systématique, tous ne s’encombrant pas d’un boitier. Ces rares photographies mériteraient aujourd’hui d’être sauvegardé pour leur valeur patrimoniale, mais comme le confiait Shuck2, croisé dans la tour : « elles s’abîment, jaunissent et personne ne tire plus certains négatifs ».

Depuis, l’avènement d’internet et de la photographie numérique ont renouvelé les usages. Les clichés fleurissent par milliers sur le web 2.0. Une œuvre peinte sur un mur de Kinshasa est aujourd’hui admirée par les internautes de Rio à Paris.

Inti Castro, 6e étage
Inti Castro, 6e étage

Dans le contexte particulier de la Tour XIII, il était légitime d’interroger cette question de la trace. Elle sera multiple puisque tous les visiteurs sont autorisés à faire des photographies.  Mais l’expérience générale que fait le promeneur dans la tour, elle, ne peut se traduire. Tous les enregistrements qui resteront des œuvres donneront une perception multiple et atomisée du lieu…

Par ailleurs, le site web est également un moyen pertinent d’apporter une médiation sur les œuvres. En effet, dans la tour, qui ne peut-être finalement ni assimilée à une exposition, ni à une galerie et encore moins à un musée, peu d’informations sont délivrées sur les œuvres. La seule médiation sur place prend la forme d’un cartel très succinct indiquant le nom de l’artiste et son pays d’origine.

Nano, Tour XIII, 6e étage
Nano, Tour XIII, 6e étage

Unique et monumentale, la Tour 13 restera assurément un des moments forts du Street-Art parisien. Ferez-vous parti des douze milles chanceux qui y auront pénétré ?

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