Quand la carte s’efface

C’était un dimanche en forêt de Saint Germain : « il faudrait déjà savoir où nous sommes ». Nous étions planté devant un panneau métallique, à l’orée du bois. Des yeux je cherchais le signal « vous êtes ici » sur la carte… Le signal ou son négatif, le métal nu du panneau, poli par des milliers de doigts… Il devait bien être quelque part… « Ici » m’écriai-je, pointant du doigt un vide sur la carte. « Tu imagines, tout le monde a fait ça, et maintenant le tracé a disparu » me suis-je entendu répondre, sous l’oeil goguenard d’une promeneuse.

Détail de la carte de la forêt de Saint-Germain-en-Laye au lieu dit de la "Grille Royal"
Détail de la carte de la forêt de Saint-Germain-en-Laye au lieu dit de la « Grille Royal »

Et oui… qui n’a jamais cherché – à défaut de trouver la mention « vous êtes ici » sa trace en négatif, des couleurs effacées, un papier usé, un trou, bordée de la crasse de milliers de mains moites et suantes? C’est un étrange paradoxe propre aux lieux touristiques : l’endroit où l’on se trouve, le pôle d’où l’on part, le lieu qui contient la carte disparaît de celle-ci : il devient le vide dans un monde plein d’autres espaces.

Paola Di Bello, La Disparition, 1994, photographie
Paola Di Bello, La Disparition, 1994, photographie

En 1994, ce phénomène étrange et poétique a inspiré à la photographe milanaise Paola di Bello une oeuvre intitulée La Disparition en hommage à Georges Perec. Au fil de ses pérégrinations, elle a photographié, dans les trois cent cinquante stations que compte le métro parisien, le plan des lignes. Un gros plan sur la station qui contient la carte, la représentation du lieu dans le lieu même. Trois cent cinquante photos qu’elle a découpées et montées pour recomposer une carte déroutante où le signe « vous êtes ici » est matérialisé par trois cent cinquante absence… Une carte où vous êtes partout.

Paola Di Bello, La Disparition, 1994, photographie
Paola Di Bello, La Disparition, 1994, photographie

Depuis, les cartes du métro se sont voilées d’un propret plastique protecteur, qui assure la sauvegarde de l’image et l’hygiène collective. Et pourtant, ces cartes sales, usées, racontent notre corps à corps avec la ville, cette pratique collective que nous avons de l’espace… quand notre doigt qui pointe, notre doigt qui touche est une tentative de s’approprier le lieu, d’appréhender sa géographie.

5 réflexions sur “ Quand la carte s’efface ”

  • 18 mai 2014 à 16 h 31 min
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    « quand notre doigt qui pointe, notre doigt qui touche est une tentative de s’approprier le lieu, d’appréhender sa géographie ».

    C’est une idée assez décalée que celle de Paola Di Bello, mais assez poétique. (une poésie est toujours décalée, par ailleurs, tout comme je trouve votre « aurée du bois » assez rigolote -on dit « orée du bois »-).

    Pour les traces creuses, les endroits perdus de vue tant ils s’élargissent au fur et à mesure des fréquentations, je pense qu’avant tout c’est une question de « petit Poucet » qui soudain a peur : toucher du doigt un réel permet (c’est une supposition gratuite) de se sentir moins perdu, le sentiment d’égarement relevant d’une sensation de perte de contact avec la réalité (cela est peut-être mal exprimé).

    PS: sur votre article sur l’obélisque, un passage dans « le tout sur le tout » ou « les grandes largeurs » d’Henri Calet en fait mention. ( j’avale tout cet auteur en ce moment, donc je ne sais plus dans quel bouquin il en parle).

    Bon dimanche !

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    • 18 mai 2014 à 16 h 43 min
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      Oh, la vilaine faute! Même si elle est poétique, je vais la corriger : votre commentaire en gardera la trace!

      Je vous rejoins sur cette réflexion « du petit Poucet », je pense qu’il y a de cela dans le geste de toucher.

      … et j’irai lire Henri Calet avec plaisir! 😀

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  • 18 mai 2014 à 20 h 39 min
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    Comme dirait Barbara (et oui le vil plagiat ne m’effraie pas) : je vous REMERCIE DE VOUS. Merci Orion et tous des dieux/déesses de la création pour vos articles toujours en finesse et en découverte.

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    • 18 mai 2014 à 20 h 45 min
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      Et moi, en retour, je remercie ce si cher public, qui m’apporte tant de joie par ses commentaires, messages, « likes » et partages! C’est une énergie encourageante, qui renforce mon plaisir d’écrire sur ce blog!

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  • 19 mai 2014 à 10 h 52 min
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    Savoir où je suis . Ce doigt sur la carte c’est moi tout entier posé là. Et parce que la carte n’est pas le territoire, mon index tente désespérément de relier la terre où j’ai les pieds et sa représentation plane. Je ne sais pas m’inscrire autrement dans un monde en deux dimensions. C’est là toute mon infirmité. Et aujourd’hui où les écrans sont tactiles je touche tout mais je ne sens plus rien. Mon pauvre corps a soif d’un doigt de réalité. Je somatise. Et ce trou dans la carte où nous tombons tous est le trou de la mémoire corporelle.

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