Girault de Prangey, un pionnier de la photographie

Les photographies de Girault de Prangey figurent parmi les plus anciennes que l’on connaisse de l’Orient. Parmi les plus côtés également… Pourtant, ce n’est que très tardivement qu’a été redécouverte cette figure singulière, aristocrate sans descendance, artiste érudit et aventurier. La Bibliothèque nationale de France possède une très belle collection de ses daguerréotypes que je vous invite à découvrir sur Gallica.

La vie de Joseph Philibert Girault de Prangey (1804-1892) est fascinante à bien des titres : artiste et érudit, il a été un des premiers photographes de l’Orient. Ses centaines de clichés ont traversé le XXe siècle dans le plus grand secret, avant d’être redécouverts à l’aube du XXIe siècle.

Girault de Prangey, Coupole au Caire,  daguérreotype,  1843
Girault de Prangey, Kaire, S. Kérabat, Coupole, daguérreotype, 1843, Gallica/BnF

Girault de Prangey, une vie extraordinaire

Joseph Girault de Prangey est né en 1804 près de Langres. Dernier descendant de la lignée des Seigneurs de Vitry, il hérite d’une fortune familiale qui le mettra à l’abri du besoin toute sa vie et lui permettra de se consacrer à ses passions : l’architecture, le dessin, la photographie et la botanique. Dans les années 1820, il étudie à Paris les lettres et le droit avant de se tourner vers la peinture. Il fréquente quelques ateliers parisiens renommés et développe une belle maîtrise du dessin. Comme il se doit pour un jeune homme bien né, il complète sa formation par un voyage en Europe : après avoir parcouru l’Italie, il se tourne vers des contrées moins « conventionnelles » et explore l’actuel Maghreb et l’Espagne. Là, il se passionne pour l’architecture arabo-musulmane et demeure plusieurs mois à Séville, Cordoue et Grenade pour dessiner les monuments. Au terme d’un voyage de quatre ans qui lui a révélé la passion de sa vie, il regagne la France.

Girault de Prangey, "Salle des Ambassadeurs", in Choix d'ornements mauresques de l'Alhambra, lithographie, 1842, INHA.
Girault de Prangey, « Salle des Ambassadeurs », in Choix d’ornements mauresques de l’Alhambra, lithographie, 1842, INHA.

Les nombreux dessins qu’il ramène, ainsi que les centaines de notes et d’observations forment la matière de plusieurs ouvrages. Souvenirs de Grenade et de l’Alhambra : monuments arabes et moresques de Cordoue, Séville et Grenade sont publiés en livraisons de 1837 à 1839. En 1841, il divulgue un Essai sur l’architecture des Arabes et des Mores en Espagne, en Sicile et en Barbarie. Ces ouvrages érudits, qui témoignent d’une connaissance livresque et d’une observation fine des monuments, sont illustrés de grandes lithographies réalisées d’après les relevés que Girault de Prangey a dessinés durant son voyage. En 1842, il publie un Choix d’ornements mauresques de l’Alhambra composé de très belles lithographies en couleurs, parmi les plus réussies de son temps.

La découverte de la photographie

Alors qu’il projette un nouveau voyage en Égypte et en Terre Sainte, le procédé photographique est divulgué par Arago en août 1839. Immédiatement, Girault de Prangey s’enthousiasme pour ce nouvel outil qui semble répondre à ses aspirations : l’enregistrement précis des monuments et de leurs détails architecturaux.

Cathédrale Notre Dame Paris, daguerréotype, Girault de Prangey
Girault de Prangey, Cathédrale Notre-Dame de Paris : gâbles des fenêtres, chevet nord, entre le portail du nord et la porte Rouge, daguérreotype, 1841, Gallica/BnF

Habitué à dessiner à l’aide d’une chambre claire, le procédé ne le déroute pas. Moins de dix-huit mois après la divulgation de la photographie, Girault de Prangey la pratique déjà avec brio, comme en témoignent une vingtaine de vues qu’il réalise de Paris. Nous ne savons pas qui lui a enseigné le maniement complexe des plaques et des produits chimiques. En revanche, ses cadrages novateurs semblent le reflet de sa seule inventivité artistique.

Tour Saint-Jacques Paris, 1841, Daguerréotype
Girault de Prangey, Paris. La tour Saint-Jacques, daguérreotype, 1841, Gallica/BnF

Un voyage autour de la Méditerranée

Quelques mois plus tard, Girault de Prangey se lance dans un tour de la Méditerranée, avec l’ambition d’aller jusqu’en Terre Sainte, voire jusqu’en Perse. Il est l’un des premiers à partir avec le lourd équipement photographique, qui, selon son projet, lui permettra de rapporter des témoignages aussi précis qu’abondants de l’architecture arabe.

Son périple commence à Rome, où il aurait réalisé plus de trois cent vues, dont seulement quelques-unes nous sont parvenues. Sa vue de la colonne Trajane est remarquable : il s’agit de l’une des premières vues panoramiques verticales de l’histoire de la photographie ! Amateur de formats insolites, Girault de Prangey reproduira de telles expériences à Constantinople et au Caire.

À Athènes, il photographie abondamment le Parthénon et se montre très satisfait du résultat. À la fin de l’année 1842, il gagne Le Caire, où il photographie les mosquées et leurs minarets. Il faut imaginer la difficulté que représente la photographie à l’époque : le matériel est très lourd et encombrant, les plaques doivent être préparées et traitées immédiatement avant et après la prise de vue. Or, la chaleur de l’Égypte est très néfaste pour les produits chimiques employés. De plus, il n’existe alors aucun marchand commercialisant les produits indispensables à la pratique photographique !

Mosquée du Caire, Girault de Prangey, 1843
Girault de Prangey, Vieux Kaire. M.[Mosquée] Amr. Nefs. Cour, daguérreotype, 1842-1844, Gallica/BnF

Si Girault de Prangey fait partie des pionniers de la photographie en Égypte, il n’est cependant pas le premier à poser son appareil dans cette région. En revanche, ses deux cent cinquante vues forment le plus ancien et le plus complet corpus conservé pour la période.

Mihrab, Caire, Girault de Prangey
Girault de Prangey, Kaire, Inscription d’un Mihrab, daguérreotype, 1842-1844, Gallica/BnF

Au cours de l’année 1843, Girault de Prangey parcourt la région et visite Constantinople, Alexandrie, Jérusalem, Baalbek, Damas, Alep, Smyrne… Mais il renoncera à pousser son excursion jusqu’à la Perse, de peur de perdre ses précieuses plaques.

De ses trois années de voyage, il rapporte mille daguerréotypes, patiemment étiquetés : systématiquement, le photographe indique au dos la date et le lieu de la prise de vue.

Jérusalem Dome du rocher, daguerréotype 1843 Girault de Prangey
Girault de Prangey, Jérusalem : esplanade du Temple de Salomon, Dôme du Rocher, daguérreotype, 1842-1844, Gallica/BnF

Ses photographies dévoilent un personnage persévérant (rappelons encore une fois les difficiles conditions dans lesquelles il a pratiqué !) et novateur : ses cadrages, qui alternent vue d’ensemble et détails des monuments, sont d’une grande modernité.

De la photographie aux pages des livres

À son retour en France, Girault de Prangey souhaite poursuivre son activité éditoriale en publiant la suite de ses études sur l’architecture. À l’époque, il est impossible de reproduire telle quelle une photographie dans un livre : il faut encore passer par l’interprétation du graveur. De toute façon, Girault de Prangey n’imagine pas faire autrement : ses daguerréotypes ne sont qu’un outil pour garder la mémoire de ce qu’il a vu et le dessin reste toujours la finalité. D’après ses photographies, il dessine des vues d’architecture qu’il fait reproduire dans le but de publier un recueil. Mais l’entreprise est onéreuse, et malgré ses efforts Girault de Prangey n’obtient aucune subvention. Monuments arabes d’Égypte, de Syrie et d’Asie Mineure parait tout de même, mais avec seulement vingt-quatre illustrations, contre la centaine initialement prévue.

Damas Girault de Prangey
Girault de Prangey, Damas. Gde Mosquée. Porte. Corniche, daguérreotype, 1842-1844, Gallica/BnF

Quelques années plus tard, il publie de belles lithographies en couleurs dans Monuments et paysages d’Orient. Ces images sont réalisées en confrontant les daguerréotypes, qui restituent avec fidélité l’architecture et les aquarelles qu’il a réalisées sur place pour conserver la mémoire des couleurs. Malgré sa beauté, cette dernière série est un échec éditorial et commercial, véritable coup de grâce à son activité érudite.

Le retrait, puis l’oubli… et la redécouverte

Après l’échec de sa publication sur l’Orient, Girault de Prangey cesse ses travaux savants sur l’architecture arabe, domaine dans lequel il a pourtant été pionnier. Il se retire dans sa demeure de Haute-Marne, une villa mauresque, véritable folie bâtie quelques années plus tôt qui lui rappelle ses voyages. Il se consacre au patrimoine local et à la Société historique et archéologique de Langres, qu’il a contribué à fonder au cours des années 1830.
Dans la seconde moitié du siècle, Girault de Prangey ne quitte plus guère sa villa, où il se consacre à la botanique. Il pratique encore occasionnellement la photographie, notamment pour immortaliser ses plantes exotiques. Il s’éteint en 1892, à 88 ans.

Girault de Prangey, Autoportrait présumé, daguérreotype, 1840, Gallica/BnF
Girault de Prangey, Autoportrait présumé, daguérreotype, 1840, Gallica/BnF

Sa demeure et son jardin extraordinaire ne lui survivent pas longtemps : très dégradée, elle est abandonnée dans les années 1920. Divers amis et voisins récupèrent dans la ruine des dessins, aquarelles, ouvrages. Le millier de daguerréotypes que Girault de Prangey a réalisé au cours de sa vie est oublié de tous. Le comte de Simony, qui rachète le terrain à la fin des années 20 découvre 856 plaques dans les greniers de la villa. Il ne dévoilera sa découverte qu’en 1934. Néanmoins, les daguerréotypes de Girault de Prangey resteront inconnus du grand public. Quelques spécialistes y ont accès, et le comte offre ou vend quelques plaques à différentes institutions et collectionneurs. C’est ainsi que la Bibliothèque nationale de France reçoit vingt plaques en 1951. Au début du XXIe siècle, la figure de Girault de Prangey photographe est enfin redécouverte au prix d’une minutieuse enquête. Au même moment, les héritiers du comte de Simony mettent en vente 350 plaques, dont les cotes atteindront des sommets. La Bibliothèque nationale de France en acquiert près de 150, dont les plus belles illustrent le présent billet.

Notre Dame Paris, façade, daguerréotype Girault de Prangey, 1841
Girault de Prangey, Cathédrale Notre-Dame de Paris : façade, daguérreotype, 1841, Gallica/BnF

Il apparaît donc presque comme un miracle que les photographies de Girault de Prangey nous soient parvenues, après tant d’aléas. D’après les spécialistes, il reste encore beaucoup d’éléments à redécouvrir : en effet, de nombreux dessins, écrits, correspondances et peut-être photographies ont été dispersés dans le voisinage au moment de l’abandon de la villa. Ces fragments de l’œuvre de Prangey se nichent probablement, oubliés de tous, en mains privées.

Fontaine gelée Paris, Daguerréotype, Girault de Prangey
Girault de Prangey, Fontaine du Château-d’eau pétrifiée par le gel, daguérreotype, 1842, Gallica/BnF

Il reste à souligner une ambiguïté : si nous célébrons aujourd’hui la figure de Girault de Prangey comme un pionnier de la photographie, un cadreur de génie et incroyablement moderne, il ne s’est lui-même jamais prévalu d’être photographe. Le daguerréotype n’était qu’un outil au service de son érudition et de sa pratique du dessin, un outil de mémoire. Il n’exposa jamais ses clichés et alla jusqu’à omettre d’indiquer que ses lithographies étaient réalisées à partir de photographies, ce qui était pourtant alors très apprécié, car gage d’une certaine véracité… Il demeure que les images de Girault de Prangey, destinées ou non à être dévoilées, comptent parmi les plus anciens et les plus beaux daguerréotypes conservés de l’Orient.

Constantinople Girault de Prangey
Girault de Prangey, Constantinople, Bosphore, Pècheries, daguérreotype, 1842-1844, Gallica/BnF

Pour aller plus loin

  • Explorer l’oeuvre de Girault de Prangey dans Gallica
  • Un article sur la fabuleuse Villa Girault
  • Bibliographie :
    • Cat. exp. Miroirs d’argent: daguerréotypes de Girault de Prangey, Genève, Musée gruérien, Slatkine, 2008.
    • Quettier P. (dir.), Sur les traces de Girault de Prangey 1804-1892: dessins-peintures, photographies, études historiques, Langres, D. Guéniot, 1998.

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