Depuis que j’ai écrit le billet « Une promenade au Louvre en 1803 », je m’amuse souvent à comparer les paysages que je parcours aux vues anciennes que je trouve sur Gallica. C’est un exercice aussi amusant qu’instructif : il faut parfois faire preuve de beaucoup de patience pour retrouver le point de vue exact adopté par le dessinateur ou le photographe. À ce petit jeu, on constate deux faits récurrents : d’une part que les artistes ont souvent recomposé la vue qu’ils avaient sous les yeux dans le but d’en accroître l’effet ; d’autre part que nos monuments, bien qu’ils nous paraissent immuables, ont bien changé en un ou deux siècles.

Entrer dans l’intimité du paysage historique
Identifier dans le paysage ce qui apparaît dans le dessin ou la photographie, retrouver l’exact point de vue, le cadrage, cela oblige à scruter le moindre détail de la réalité que l’on a sous les yeux. Sans doute m’imprégné-je ainsi beaucoup plus des monuments que si je les avais simplement visités. Alors que dans les premiers temps je m’inquiétais du peu d’intérêt de mon exercice — à quoi bon vouloir maladroitement photographier le même moment quand les transformations n’ont pas été si spectaculaires ? — je me rends compte au contraire que cela apporte beaucoup à mon regard. Ici, une niche autrefois vide abrite aujourd’hui une statue, là une fenêtre avait été bouchée, puis rouverte, là, encore, une soupente avait été ajoutée au-dessus d’une galerie. Autant de détails qui peuvent paraître insignifiants, mais qui en disent long sur la vie des monuments — ou plutôt sur leurs vies. Car la vie d’un château, d’une fontaine, d’une cathédrale ou d’un immeuble n’est pas un long fleuve tranquille.

À travers ces vues anciennes, on observe comment le bâti a subi les vicissitudes du temps et l’on est parfois bien surpris ! Cette église qui nous apparaît du plus pur style roman était en bien piteux état au moment où en fut prise la première photographie. Une ou deux décennies plus tard, surprise, elle brille de mille feux, rendue à la splendeur par Viollet-le-Duc ou un de ses confrères. Cette cathédrale, noire de pollution au début du siècle, se révèle à nous dans une blancheur éclatante.
Bonnes ou mauvaises, ces restaurations qui relèvent parfois de la recréation ? À défaut de faire une dissertation sur ce sujet, je me contenterai d’affirmer que mon petit exercice « Avant/après » me permet de toucher un état antérieur de l’édifice et ainsi mieux comprendre le monument en tant que monument historique. Cela me procure une double satisfaction : celle de donner un peu de profondeur historique et critique à mon regard et celle du sentiment d’entrer dans l’intimité du monument.
Pour mon premier séjour toulousain, j’avais envie de découvrir la ville à travers les yeux des dessinateurs et des photographes du XIXe siècle. Les lithographies des Voyages pittoresques et romantiques, cette entreprise éditoriale dont je vous ai déjà parlé dans un précédent billet s’y prêtaient tout particulièrement : elles sont abondantes et présentent de nombreux monuments de la ville. À mon corpus, j’ai ajouté quelques dessins préparatoires à cette publication conservés dans la collection Destailleur, ainsi que des photographies de la seconde moitié du XIXe siècle. Le tout chargé dans ma tablette grâce à l’application Gallica, je suis partie à l’assaut des rues.

Questionner l’histoire
Parcourir la ville sur les traces de ces dessinateurs, c’est longuement s’arrêter devant certains monuments, dessinés une, deux, trois, dix fois. C’est aussi passer à côté d’autres. Pourquoi le dessinateur a-t-il représenté ce portail d’église mais pas ce chevet ? Pourquoi cet hôtel particulier mais pas tel autre, aujourd’hui encore plus renommé ?
Se questionner sur l’intérêt qu’ils ont porté à tel monument ou à tel détail architectural revient à se pencher sur une question beaucoup plus large, celle de l’historiographie. Dans le cas des Voyages Pittoresques et romantiques, Taylor, le chef d’orchestre de cette entreprise éditoriale, dépêchait des dessinateurs dans les différentes villes de province. Chacun d’entre eux recevait des instructions précises sur ce qu’ils devait dessiner : une liste de monuments, qui indiquait parfois jusqu’au point de vue exact à adopter. Le choix des monuments était dicté par leur intérêt historique et architectural, lui-même conditionné par les conceptions et théories des érudits de cette époque. Par ailleurs, certains monuments étaient méconnus des auteurs des Voyages, parce qu’ils n’étaient pas encore signalés ou demeuraient inaccessibles. Il ne faut pas perdre de vue qu’au moment où sont réalisés ces dessins, la notion de patrimoine est naissante, et les monuments anciens ne font l’objet d’aucune protection. Les Voyages pittoresques et romantiques participeront d’ailleurs beaucoup à l’éveil de cette conscience patrimoniale et à la mise en place d’une protection des monuments.

Essayer de comprendre comment s’est écrite l’histoire (et l’histoire de l’art), analyser l’élaboration de la notion de patrimoine, de style, de période, c’est faire l’histoire de l’histoire, et cela a un nom : l’historiographie.
Visiter Toulouse en 1840
Dans les volumes des Voyages consacrés au Languedoc, Toulouse occupe une place importante avec pas moins de 116 pages de texte et 74 planches. Le texte se concentre surtout sur l’histoire de la ville, racontée à grand renfort d’effets de style. Seules cinq pages sont consacrées au commentaire des monuments insignes de la ville… qui font pourtant l’objet de si belles et nombreuses lithographies !
A l’ombre des clochers, un patrimoine religieux remarquable
Les monuments retenus par Taylor sont d’abord les édifices religieux. Toulouse a abrité de nombreuses communautés qui ont prospéré au Moyen Âge et se sont dotées d’ensembles remarquables. La Révolution a jeté par terre bien des cloîtres et des nefs, mais la ville rose peut encore s’enorgueillir de magnifiques monuments.

Sans surprise les auteurs citent d’abord « Saint-Saturnain » (Saint-Sernin), « cette sombre et mélancolique basilique » que les « orages des révolutions » ont « dépouillée de ses ornements ». Mais à part commenter l’emplacement atypique des stalles, la plume est peu prolixe : rien sur le style architectural du monument ; encore une fois l’auteur se contente de relater quelques faits historiques sans grand intérêt.
Pourtant, avec sa nef de 115 mètres de long, la basilique Saint-Sernin est le plus vaste édifice roman depuis la destruction de Cluny. La première moitié du XIXe siècle a dépouillé l’église de son cloître et de ses bâtiments conventuels, dégageant ainsi le magnifique chevet, jusqu’alors invisible. En 1840, l’église est encore entourée de chantiers de démolition. C’est dans cet état qu’elle est dessinée par Isidore-Laurent Deroy et Nicolas-Marie-Joseph Chapuy. Deux décennies plus tard, Viollet-le-Duc entame d’importants travaux de restauration de l’édifice, qui dureront dix-neuf ans. Il supprime les fenêtres hautes et le chemin de ronde ajouté au XVIe siècle, uniformise l’élévation et la décoration des murs, remplace la toiture de tuiles du chevet, jugée «ignoble» par un dallage de pierre. Pourtant, si l’on confronte notre vue préparatoire aux Voyages et le monument actuel, les différences ne semblent pas si frappantes : c’est tout simplement parce que Saint-Sernin a été « dérestauré » dans les années 1980. Du vivant même de Viollet-le-Duc, ses interventions sur le monument avaient été contestées, et dans les années 1980, on a décidé de revenir à l’état précédent…. Ce qui a encore une fois fait couler beaucoup d’encre !

Le deuxième édifice toulousain cité dans les Voyages pittoresques est la cathédrale Saint-Étienne, « si bizarre dans son irrégularité et dans son plan ». Un siècle et demi plus tard, les commentaires des guides touristiques n’ont pas changé. Bizarre, Saint-Étienne l’est parce que sa nef fait un étrange coude : par conséquent, le portail n’est pas dans l’axe du chœur !
Cette particularité en fait un édifice très intéressant, à travers lequel on comprend bien comment se passaient les reconstructions d’églises au Moyen-Âge. Au XIIe siècle, s’élevait ici une église romane, entièrement reconstruite au XIIIe siècle dans le style gothique méridional. Au rattachement du comté de Toulouse à la France, en 1271, une nouvelle reconstruction est décidée. La nouvelle cathédrale sera deux fois plus grande, et de style gothique du nord. On commence la construction par le chœur, mais les travaux avancent lentement. Ils ne s’achèveront jamais : arrivé au transept, le chantier est interrompu et l’édifice reste en l’état. Si l’on avait eu les moyens de poursuivre les travaux, la nef primitive aurait été détruite pour laisser place à la nouvelle construction. Les chantiers de cathédrale s’étalant souvent sur plusieurs siècles, on n’abattait pas tout de suite l’ancien édifice : on attendait pour cela que le nouveau chœur soit assez avancé pour accueillir les fidèles !
Les illustrateurs des Voyages ont consacré trois planches à cette singularité architecturale : il est vrai que l’effet de perspective est très spectaculaire.
Après Saint-Sernin et Saint-Étienne, deux autres églises importantes de la ville sont mentionnées : Notre-Dame-de-La-Daurade et Notre-Dame-de-la-Dalbade. Si la Daurade n’est mentionnée qu’à titre historique (le comte Raymond y aurait fait sa prière le jour de sa mort), le portail de la Dalbade « mérite l’attention du dessinateur et de l’homme de goût » en raison de sa « ravissante architecture de la Renaissance, qui emprunta au gothique sa variété, et s’inspira de l’antiquité sans copier sa froideur régulière. » Aujourd’hui, l’élégance des ornements Renaissance est un peu écrasée par la terre cuite polychrome qui occupe le tympan. Crée en 1878 par Gaston Virebent pour combler le vide du portail, il s’agit d’une céramique dans le style des della Robbia reproduisant le couronnement de la Vierge de Fra Angelico.
Bizarrement, et bien que le monument figure parmi les planches, l’auteur oublie de commenter le couvent des Jacobins, pourtant édifice insigne de la ville. À Toulouse, c’est probablement l’ensemble conventuel le mieux conservé, et l’église des Jacobins fut longtemps considérée comme la plus belle église dominicaine d’Europe. Mais à l’époque des Voyages pittoresques et romantiques, le couvent abrite une caserne, installée en 1810 par Napoléon. Le réfectoire a été transformé en manège à chevaux, tandis que l’église abrite écuries et garnison. Un dessinateur des Voyages parviendra cependant à dessiner le cloître et le dernier étage de l’église. Le si célèbre palmier du chœur est absent de ses relevés.
Malgré les réclamations des érudits locaux et le classement du bâtiment par Mérimée, l’armée ne quittera le couvent des Jacobins qu’en 1861, laissant les lieux dans un état de dégradation terrible.
D’hôtels particuliers en musées…
Après avoir énuméré les monuments religieux que compte la ville, les auteurs des Voyages s’attachent à inventorier l’architecture civile, en commençant par l’incontournable Capitole. À l’époque, le Capitole ne présente pas l’aspect que nous lui connaissons : il est certes déjà doté de sa majestueuse façade néo-classique, mais derrière, c’est un patchwork de bâtiments, d’agrandissements successifs autour de la primitive maison commune fortifiée. En 1840, les érudits déplorent l’état du Capitole : « Si riche autrefois de constructions architecturales, de sculptures et de peinture ravissantes, que le génie dévastateur de plus d’un siècle a dévorées. » En effet, au moment où les dessinateurs des Voyages œuvrent à Toulouse, « on se [hâte] d’abattre [le donjon] » construit du XVIe siècle. En état de ruine très avancé (les parties hautes s’étaient effondrées sur elles-mêmes, il sera reconstruit de 1873 à 1887 par Viollet-le-Duc. Le donjon que l’on admire aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec la construction d’origine : l’architecte s’est inspiré de façon très libre des dessins anciens existant. En vérité, le donjon est plus inspiré des beffrois municipaux du nord de la France que de l’architecture méridionale !

Ensuite, l’auteur cite, comme une litanie, les noms des hôtels fameux de Toulouse : hôtel Catelan, hôtel d’Assézat, hôtel de Bernuy , hôtel d’Aguin, hôtel Maynier… Seul l’hôtel d’Assézat reçoit un commentaire : l’auteur le dit construit par le Primatice pour la reine Marguerite et souligne qu’il « pourroit rivaliser, sinon en grandeur, du moins de noblesse et de beauté avec la cour du Louvre. » C’est en effet une des premières manifestations du classicisme français avec la cour carrée de Lescot. En revanche, il n’a pas été bâti pour la reine Marguerite, mais pour Pierre d’Assézat, riche marchand pastellier et capitoul.
Le tour de Toulouse s’achève avec la visite du musée, qui occupe déjà l’ancien couvent des Augustins. « Ce qui rappelle ce magnifique musée du Moyen Âge, qui existait à Paris et qu’une honteuse ignorance a fait détruire ». Il est vrai que son cadre, comme ses collections, rappelle le fameux musée d’Alexandre Lenoir. Si elles ne font l’objet d’aucun commentaire, plusieurs planches reproduisent les plus belles œuvres du musée et de la bibliothèque de la ville : dépôt lapidaire des chapiteaux romans arrachés aux cloîtres et églises toulousains, pages enluminées de manuscrits précieux. Des trésors que l’on peut encore aujourd’hui admirer !
Pour aller plus loin :
- Le volume des Voyages pittoresques et romantiques consacré à Toulouse et à ses environs à feuilleter sur Gallica
- Un catalogue d’exposition consacré aux Voyages pittoresques et romantiques : Taylor J. et H. Saule-Sorbé, Languedoc: voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France du baron Taylor, Paris, Bibliothèque de l’image, 2002.
- L’application Urban’hist, cartographie du patrimoine toulousain, qui a été une source centrale pour la rédaction de ce billet
- … et un merci à Christelle Molinier de la bibliothèque d’étude et du patrimoine de Toulouse pour son aide, ainsi qu’à Mariette Escalier, guide conférencière, pour leur aide précieuse et leurs renseignements. Merci également à la Boîte Verte, qui a patiemment retouché les photos de cet article.
Merci pour ce document riche.
J’ai fait la même chose avec des cartes postales de famille, des années 1914/18.
Je suis retournée sur les lieux et les ai photographiés. Peu de changements, mais c’était dans la Sarthe
pas en pleine ville bombardée aux guerres. Retour vers le passé garanti !
Bon dimanche.
Quel travail de rapprochement entre les lithographies du XIXe et les photos actuelles des monuments de Toulouse ! Tout y est : le même point de vue, l’évocation de l’histoire du monument et la bibliographie sur laquelle le sujet a été traité avec lien vers les documents ! Vraiment un joli travail artistique et historique qui nous donne la sensation de réduire 185 ans à l’échelle de notre vie ! Merci pour ce moment de grâce à une toulousaine très attachée à sa ville…
J’aimerais savoir en quoi La Boite verte vous a aidé ?
Bonjour ! Merci pour ce gentil commentaire qui me fait chaud au coeur : je m’étais beaucoup amusée avec ce projet, et je regrette encore de ne pas l’avoir refait pour d’autres villes (Besançon, Rouen, Nancy…)
Pour répondre à votre question, La Boîte verte m’a aidé en retouchant certaines photographies (constraste, correction des reflets, saturation), sans quoi le résultat ne serait pas aussi réussi que cela !
Ping : Réveiller l’histoire endormie…et puis l’écrire. – Tribulations historiennes
Un vrai travail de fourmi a été réalisé ! Je salue vos recherches 🙂 Étant moi-même toulousaine, je n’avais jamais poussée aussi loin la recherche « photographique ». Bonne continuation et merci encore pour ce travail encourageant !