Dans le précédent billet, je vous racontais l’histoire du château d’Oiron, depuis la Renaissance jusqu’à sa décrépitude au XIXe siècle. Ses magnifiques décors des XVIe et XVIIe siècles en font un monument remarquable, la collection d’art contemporain qu’il abrite ajoute à la singularité des lieux. C’est de cette collection que je vais aujourd’hui vous entretenir.

Une collection d’art contemporain pour réveiller la belle endormie
Depuis 1993, le château d’Oiron accueille une collection d’art contemporain. Intitulée « Curios & Mirabilia », elle a été constituée autour de la thématique des cabinets de curiosités, faisant ainsi écho à la fabuleuse collection disparue de l’illustre bâtisseur d’Oiron, Claude Gouffier. Chaque œuvre contemporaine interroge, sur un mode singulier, l’histoire, les sens et la portée des cabinets de curiosités, l’imaginaire qui leur est aujourd’hui associé et comment le musée moderne réactive ou dialogue avec cette forme ancienne de collectionnisme. La multiplicité des sens qui se dégagent de cet ensemble d’œuvres, les différents niveaux de lecture qu’elles proposent rendent l’art contemporain accessible et « parlant » pour tous, ce qui est, à mon sens, un des atouts majeurs d’Oiron.

Difficile de résumer en quelques mots la visite du château d’Oiron, tant la collection est dense et riche. Aussi, vous proposerai-je ici une visite personnelle, basée sur l’expérience que j’ai de ce lieu, que j’ai visité à trois reprises en vingt ans. Des moments qui m’ont tant marquée que je suis aujourd’hui capable de parcourir le château de mémoire !

Variations autour du cabinet de curiosités de Claude Gouffier
Le fil rouge de la visite à Oiron est paradoxalement un absent : le fameux cabinet de curiosités de Claude Gouffier. Cabinet fantôme, cabinet mythique, qui a depuis longtemps disparu et dont le contenu exact nous est inconnu. L’artiste Guillaume Bijl a exploité de ce paradoxe, en recréant, de façon totalement factice, un cabinet de curiosités du XVIe siècle, où Claude Gouffier lui-même nous accueille, figé pour l’éternité. Certains jugeront cela de mauvais goût tant l’installation rappelle l’ambiance désuète des musées de cire. C’est justement tout le propos de l’artiste qui interroge les modes muséographiques, les codes culturels et les règles déontologiques qui gouvernent le monde des musées. Où est la frontière entre authenticité et factice, entre transmission de savoirs et création fantaisiste ?

Les cabinets de curiosités présentent une accumulation d’objets qui apparaissent à nos yeux d’hommes et de femmes du XXIe siècle aussi incongrus qu’hétérogènes. Que vient faire ce crocodile empaillé à côté de cette pendule de précision ? Pourquoi juxtapose-t-on ce petit tableau de maître et ce fragment de météorite ? Qu’est-ce qui est faux ? Qu’est-ce qui est vrai ?
Plusieurs œuvres contemporaines de la collection « Curios & Mirabilia » explorent ces questions d’ordonnancement, d’authenticité, de représentation du réel. L’œuvre de Daniel Spoerri, intitulée la collection de Mama W est une accumulation d’objets historiques et dérisoires : un rameau du saule pleureur de la tombe de Napoléon Ier, une balle de la bataille de Waterloo, la passementerie d’un siège de Marie-Antoinette, un bout du mur de la prison de l’homme au masque de fer… Si nous jetons un doute sur l’authenticité de ces objets, celle de la collection est bien réelle : elle a été constituée à la fin du XIXe siècle par Madame de Wendelstadt. Daniel Spoerri l’a achetée pour la transformer en cette œuvre, qui questionne les frontières du cabinet de curiosités, qui devient ici un cabinet de souvenirs sentimentaux, où l’artéfact flirte avec la relique.

Histoire naturelle
Du cabinet sentimental, passons au cabinet d’histoire naturelle : voici une autre facette du cabinet de curiosités. À travers les cabinets, les hommes du XVIe siècle ont tenté de classer le monde naturel qui les entourait. De ces tentatives de classement se dégage un savoir, mais aussi une poésie certaine. C’est ce qu’a voulu montrer Paul-Armand Guette en juxtaposant, sous cadre ou en vitrine, photocopies de planches d’herbiers, insectes et fossiles.

À l’histoire naturelle, ses extravagances, ses « erreurs » : dans les cabinets de curiosités, le savoir est un fil rouge, mais le monstrueux et l’extraordinaire forment un point d’intérêt tout particulier. L’accident de la nature (pierre aux formes étranges, animal incongru, déformé) est très recherché : on s’échange à prix d’or tout ce qui sort de l’ordinaire.

Nous sourions aujourd’hui en pensant aux cornes de licornes, sirènes et autres naturalia étranges qui peuplaient les cabinets de curiosités. Dans le vestibule du château, James Lee Byars réinvestit l’imaginaire des licornes en exposant une corne sur un socle de marbre blanc. Au XVIe siècle, vingt cornes de licornes étaient connues à travers le monde : il s’agissait en fait de dents de narval, rapportées par des pêcheurs au long cours. Deux siècles plus tard, la légende est enterrée : l’afflux de dents de narval sur le marché a fait s’effondrer le mythe.
Il continue néanmoins d’alimenter notre imaginaire et la création artistique : au premier étage, Thomas Grünfeld expose un « Pégase-licorne », un poney naturalisé sur lequel ont été greffées ailes de cygne et corne de buffle. Ce n’est qu’un de ses Misfits, animaux hybrides et mythiques, bricolé, à la manière des faussaires d’hier à partir de dépouilles animales.
Si licorne et autres animaux mythiques ont disparu de l’histoire naturelle à l’époque des Lumières, les musées d’histoire naturelle du siècle suivant continuaient à s’intéresser aux monstruosités et déformations de la nature, notamment à travers leurs collections de bocaux de formol peuplés de fœtus étranges. Patrick Bailly Maître Grand a photographié ceux du Musée d’Histoire naturelle de Strasbourg dans une série à la fois étrange, inquiétante.

La poésie de l’expérience scientifique
La poésie qui se dégage du savoir scientifique, de l’expérience même est un thème exploré à plusieurs reprises par les artistes de la collection. Deux œuvres, en particulier, marquent le visiteur par leur monumentalité : il s’agit de Brûlures solaires, de Charles Ross et de Decentre/Acentre de Tom Shanon.
Pendant 365 jours, l’artiste Charles Ross a fait « peindre le soleil » au Nouveau-Mexique (Las Vegas). Chaque matin, il posait au sol un panneau de bois peint en blanc, au-dessus duquel il disposait une lentille. Tout au long de sa course, le soleil venait bruler la surface de ses rayons, amplifiés par la lentille. Jour après jour, chaque panneau a reçu une courbe unique, reflet exact de l’état du ciel et de la terre ce jour-là. La courbure du tracé témoigne de l’inclinaison de la terre ce jour-là (elle s’inverse entre l’été et l’hiver). L’intensité des brûlures, quant à elle, nous dit l’ensoleillement des heures de la journée ; le blanc épargné, c’est une parenthèse nuageuse dans le ciel. Cette œuvre, qui est à la frontière entre expérience scientifique et création artistique, enregistre et matérialise de façon singulière dans le temps et l’espace un résumé de ce qui nous semble habituellement imperceptible, dilué dans le moment présent.
L’œuvre de Tom Shanon nous amène aussi à nous projeter dans cet espace plus grand qui nous englobe. Dans la tour des ondes, il a suspendu un mobile géant qui évoque un astre et le cosmos. Avec ses formes pures et sa surface d’aluminium, Descentre Acentre nous invite à la méditation… Jusqu’à ce que la magie de l’installation nous frappe : si le disque est solidement maintenu à la charpente par de gros câbles d’acier, les deux demi-sphères, elles, sont comme en suspension dans l’air ! Magie ? Science ! Thomas Shanon s’appuie ici sur un procédé magnétique de pointe !

Mobilier pour un château
Oiron est un château sans mobilier : à part ses décors peints anciens, le monument a perdu chaises, tables, tableaux, lits, fauteuils qui le meublaient autre fois. Comme certains artistes ont dialogué avec le cabinet disparu de Claude Gouffier, d’autres ont voulu faire écho à ces meubles fantômes. À l’étage, par exemple, dans la grande salle du roi (aussi appelée salle d’armes), Daniel Spoerri a accroché ses « corps en morceaux », à la fois écho aux armures ouvragées que les princes collectionnaient et aux portraits d’hommes en armes dont on sait qu’ils ornaient autrefois les murs de cette pièce. Les corps en morceaux de Daniel Spoerri sont faits d’objets épars, récupérés dans les rébus : assemblages hétéroclites, ils répondent tout à la fois à la violence des armes, aux décors baroques de la salle qui les accueille et aux inventaires à rallonge des cabinets de curiosités.
L’accumulation de portraits est un lieu commun des châteaux, qui exhibent souvent, sculptés dans la pierre ou peint sur des toiles, des séries de visages, ceux d’une lignée noble ou des rois de France. Un moyen de s’inscrire dans le temps long, de légitimer un pouvoir. Nous savons que Claude Gouffier conservait à Oiron le portrait de Jean Le Bon, plus ancien tableau de chevalet connu en France, aujourd’hui exposé au Louvre.
Aujourd’hui, à Oiron, point de lignée généalogique sur les murs (du moins, pas conservées), mais une galerie de portraits anonymes, composée par Christian Boltanski. Chaque année, pendant une décennie, l’artiste a systématiquement photographié les écoliers d’Oiron, portraits qui ont ensuite été placés au-dessus des lambris d’une des salles d’apparat. Un écho aux galeries de portraits de l’Ancien Régime donc, mais décliné dans l’esprit de notre temps : l’œuvre se veut une image de l’égalité des chances sous le régime démocratique, dit le catalogue du musée. C’est une manière aussi d’inclure les habitants du village dans les murs du château. L’œuvre questionne bien sûr notre présence dans le temps long de l’histoire : que sont devenus ces enfants au look des années 1990 ? Vivent-ils encore ici ? Sont-ils heureux ? Quel métier exercent-ils ? Si la collection est encore exposée en 2115, comment les visiteurs regarderont cette œuvre ?

La relation du château à ses habitants, du château à ses meubles, c’est également ce qui dicte le service imaginé par Raoul Marek pour la salle à manger. Un château est un lieu de prestige, on y reçoit pour les banquets. Raoul Marek a fait revivre cette dimension en concevant un service de 150 couverts, à l’effigie des habitants du village. Chaque set comporte le profil, les initiales et l’empreinte des lignes de la main d’un Oironnais. Une fois par an, depuis 22 ans, les convives se retrouvent pour partager un repas, servi au château, dans la vaisselle de Raoul Marek. Le banquet devient performance et appartient à l’œuvre même. Un moment convivial, qui a contribué à renforcer les liens entre les habitants et le château, à sensibiliser à l’art contemporain un public qui n’en était pas obligatoirement friand. Ce rituel de réactivation de l’œuvre durera aussi longtemps que ceux qui figurent sur les assiettes vivront.
J’aime infiniment le château d’Oiron, sa collection d’art contemporain, qui se dévoile un peu plus intimement à chaque visite. Elle a déjà 22 ans, et à chaque fois que j’y retourne, je me demande avec curiosité comment elle traversera notre siècle… Par sa nature même, je crois qu’elle amène à se poser ce genre de questions, car son existence découle de l’histoire mouvementée du château.

Christian Boltanski possède l’art de la mémoire (et la mémoire de l’art) : ses photographies des écoliers d’Oiron ressemblent à des portraits d’antan qui seraient magnifiés par le temps devenu présent.
C’est vraiment un lieu agréable à visiter. L’intégration de l’art contemporain dans les monuments historiques est très rarement historiques, c’est ici un exemple remarquable.
C’est en effet une des expériences d’intégration de l’art contemporain dans les lieux les plus brillantes que j’ai vue. Je repense souvent à une autre expérience qui m’a marquée : le tombeau des lucioles, l’exposition d’art contemporain dans l’ancienne prison Saint Anne à Avignon. Inoubliable d’étrangeté, de violence, de réflexion. Je devrais faire un article dessus.
La collection de Mama W. est installée dans l’ancienne chambre de madame de Montespan, dont l’inventaire après décès, dressé en juillet 1707, regorge de curiosités disparues. Récemment retrouvé, il est publié pour la première fois en intégralité dans l’ouvrage qui accompagne la prochaine exposition du château : Oiron au temps de madame de Montespan et du duc d’Antin
Pour en savoir plus : http://www.oiron.fr/oiron-au-temps-de-madame-de-montespan.html
Je viens de voir la réalisation de Sol Lewitt, et je trouve cela très beau de couleurs
Oui. En plus c’est dans une pièce un peu isolée, ça invite à la médiation
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