Après génération Y, génération geek, génération précaire, ma génération s’est vue décerner le titre de « génération Bataclan ». Sur Twitter, quelqu’un a émis l’idée que nous étions plutôt la « génération Vigipirate », impression que je partage également. À 26 ans, j’ai vécu plus des deux tiers de ma vie sous « Vigipirate ». C’est à peine si les enfants de ma génération sauraient dire « comment » et « pourquoi » ça a commencé (NB : les attentats du RER à Paris). Depuis 1996, nous n’avons jamais quitté les plus hauts niveaux de Vigipirate, alternant de l’orange au rouge écarlate. Au point qu’en 2014, la situation ayant tellement duré, les décideurs ont supprimé le code couleur (après dix ans de rouge, à quoi bon espérer revenir au vert ?).

Qu’est-ce que ça change sur nos vies, cet état d’urgence permanent ? Je m’en faisais la réflexion en traversant ce matin-là la cour d’honneur de la Sorbonne. J’avais eu beaucoup de peine à m’y introduire, car dépourvue du sésame qu’est la carte d’étudiant ou de professeur permanent. Je donnais une formation à l’École des Chartes et quand on est intervenant ponctuel, il est rare qu’on possède le laissez-passer.
Je donnais donc une formation et j’étais en retard. Mon pas pressé ne m’a pas empêché de savourer ce qui m’entourait : une belle et solennelle architecture, la coupole de la chapelle, un panneau peint par Henri Martin. La Sorbonne, c’est aussi l’amphithéâtre Richelieu et son charme désuet, la magnifique salle de lecture de la bibliothèque. Autant de trésors patrimoniaux aujourd’hui soustraits aux yeux du public, car les touristes ne peuvent plus se mêler au flux des étudiants.

Aimant beaucoup flâner dans les rues, fureter à la recherche d’un trésor oublié et étant assez bien informée, je sais que telle cour parisienne ouverte en semaine abrite une belle sculpture, ou qu’en demandant gentiment au gardien, on peut voir telle curiosité architecturale dans la cage d’escalier de tel hôtel particulier. Depuis le 13 novembre, je pense à ces lieux que nous ne verrons plus, du moins le temps que l’urgence durera.
À Rouen, ça fait vingt ans que Vigipirate nous a volé notre plus beau monument. Seize ans que la cour et le passage du Palais de Justice sont désespérément fermés. Autrefois, pourtant, c’était une des artères principales de la ville. Il faut dire que le Palais de Justice se trouve pile entre la rue commerçante du Gros Horloge et la FNAC. J’ai un souvenir extraordinaire de ces samedis après-midi, où, nous promenant en famille au centre-ville, nous empruntions ce chemin. Traverser ce monument du gothique flamboyant, sauvé à grands frais de la ruine après les bombardements, c’était quelque chose : on voyait d’assez près les dentelles de pierre et il y avait ce contraste magique entre ombre et lumière quand on débouchait du passage sombre et étroit pour embrasser la monumentale cour ensoleillée.
Je crois bien que c’est l’un de mes plus anciens et un de mes plus merveilleux souvenirs d’enfance. Je suis même persuadée qu’il compte parmi ces petites choses qui ont fait de moi une historienne de l’art.

Je me rappelle parfaitement qu’un samedi après midi, probablement autour de 1996, nous avons trouvé le passage fermé. J’étais déçue parce que c’était vraiment la chose que je préférais lors des sorties en ville, cette traversée du palais de Justice. Mes parents ont probablement expliqué à la petite fille de six ans que j’étais que c’était provisoire, que c’était lié à ce fameux plan Vigipirate qui nous protégeait des méchants. Alors j’ai attendu que le passage rouvre, espérant à chaque sortie en ville que ce serait le cas. Et il n’a jamais rouvert. Ça va faire vingt ans. Nous sommes désormais condamnés à voir l’un de nos plus beaux monuments à travers de hautes grilles, désespérément closes.
Comme je m’intéresse au patrimoine et que je connais bien ma ville, je ne manquais jamais, quand je recevais des amis en séjour à Rouen, de les emmener au Palais de Justice. Je savais qu’en semaine, sur simple demande, il était possible d’accéder à la salle des pas perdus. Pour cela, il fallait montrer l’intérieur de son sac, passer par le détecteur de métaux : ce n’était pas très compliqué, mais encore fallait-il savoir qu’il était malgré tout possible de demander à entrer. Enfin, désormais, je doute qu’on accepte encore le flâneur dans ces lieux. Et combien d’autres lieux comme celui-ci ?
Oh là là ! C’est une de mes meilleurs souvenirs d’enfance aussi ce passage dans le Palais de Justice ! Moi aussi je l’empruntais tous les samedis avec ma famille ! Et ça bouchonnait même parfois à l’intérieur ! Ça me rend tellement nostalgique quand je passe maintenant devant et que je suis contrainte de faire le tour pour rejoindre l’une rue ou l’autre rue !
Ca m’émeut beaucoup de savoir qu’on partage ce souvenir émerveillé 🙂
– et qu’on peste le détour que ça implique ^^
C’est bien vrai tout ça et je rajouterai qu’en plus les logos vigipirates ne sont pas des plus heureux niveau esthétique. Depuis le temps qu’ils sont là et si on ne peut espérer les voir disparaître quelqu’un va peut-être finir par en faire des formes aussi efficace que agréable à l’oeil ? Espoir ou désespoir ?
Désespoir 🙁
Si Vigipirate protège les monuments comme il a protégé les victimes du 13 novembre…
« Enfin, désormais, je doute qu’on accepte encore le flâneur dans ces lieux. »
La Justice est publique. De sorte qu’il est possible d’assister à n’importe quel procès dans les tribunaux français – et à plus forte raison accéder aux pas perdus.
Oui, mais il faut le savoir ! A Rouen, rien n’attire l’attention du touriste sur « l’intérieur » et encore une fois, l’entrée n’est guère engageante !
Le Musée Rodin de Meudon est fermé depuis peu, le musée ne pouvant remplir les nouvelles exigences de sécurité sur ses deux sites à la fois…
Je suis d’accord, c’est d’une tristesse ! Hier j’ai visité pour la première fois la Piscine de Roubaix, privée de deux de mes amis qui ont refusé que le vigile fouille leurs sacs en y mettant les mains (ce qu’il n’a pas le droit de faire – mais ils les avaient quand même ouverts). Je suis peinée de voir à quel point il devient désagréable et laborieux de pénétrer dans un musée.
Oui, c’est souvent désagréable, surtout quand on sait que ça ne sert pas à grand chose. Une ou deux fois, on m’a demandé de fouiller mon sac… de linge sale !
Et que dire de ces musées qui désormais refusent les sacs de voyage : comment font les touristes ?
Ahah ! Tu as décidé de faire l’économie du f ? C’est ranchement une bonne idée 😉 Non je te taquine mais je pense que peut-être tu as un problème de touche.
Je trouve ce nouvel article très intéressant, pour tout te dire je ne savais pas que j’avais passé les 2/3 de ma vie sous vigipirate et je trouve ça extrêmement choquant. C’est à ce demander à quoi sert vraiment cette mesure ? Est-elle vraiment efficace ? Peut-elle le devenir ? Ces derniers temps je pense souvent à Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux « …
Ok j’ai compris le problème du f : c’est une question de copier-coller!
j’avais bien noté le problème aussi mais comme en copiant il semblait réapparaître, je pensais à un soucis chez moi…
Et non, je voulais pas jouer à Perec : il y a un problème avec la police que j’utilise sur le blog. Depuis quelques jours, elle n’est plus supportée par certains navigateurs. Je dois la changer absolument !
Comme toi j’ai découvert cette histoire de vigipirate récemment, devant un graphique Wikipedia. Ca m’a beaucoup questionnée… Quant à l’efficacité, qui peut se prononcer?
Bonsoir,
Votre témoignage est très touchant. Je n’avais jamais pris garde à cet aspect de Vigipirate. Mais c’est vrai que c’est certainement triste de voir tant de contraintes s’accumuler (comme, dans un tout autre domaine, la génération qui a précédé la vôtre et qui a dû apprendre à faire avec le SIDA).
Merci, vous m’avez ouvert les yeux – comme toujours votre blog.
Tiens, je n’avais pas pensé à ce parallèle…
Je m’étais déjà interrogée sur le SIDA et la nostalgie que devaient ressentir ceux qui avaient connu la liberté de la période d’avant… J’ai le vertige en réfléchissant aux conséquences du virus non seulement sur les malades qui en souffrent, mais aussi sur une culture toute entière.