Des gravures de Goya, on connaît surtout les Caprices et la très célèbre « Le Sommeil de la Raison engendre des monstres » qui aurait du servir de frontispice à la série. On connaît moins, en revanche, les dernières pièces de sa vie, les quatre tauromachies lithographiées. Elles comptent parmi les chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’estampe.

Une technique nouvelle, la lithographie
À la fin de sa vie, Goya expérimente la lithographie, une toute jeune technique, inventée quelques années plus tôt en Allemagne et qui va transformer la production d’images au XIXe siècle. En 1796, alors qu’il cherchait un moyen peu onéreux de reproduire ses textes, le dramaturge Aloys Senefelder imagine un nouveau procédé d’impression, reposant sur la répulsion naturelle de l’eau pour un corps gras. Il s’agit de tracer au crayon gras un motif sur une pierre de calcaire très fin, puis d’humidifier la pierre et enfin de l’encrer. Repoussée par l’eau, l’encre ne se dépose que sur les parties grasses, c’est-à-dire sur le motif. On peut ainsi imprimer à des milliers d’exemplaires.
Si Senefelder cantonne son invention à l’impression de texte et de partitions, d’autres entrevoient rapidement le potentiel de cette technique pour l’impression d’images. Mauvais gestionnaire, Aloys Senefelder, qui a pourtant déposé des brevets, voit son invention lui échapper. Dès 1802, on l’expérimente à Paris, puis dans toute l’Europe. Mais c’est véritablement autour de 1815 qu’une large diffusion s’opère, grâce à des entrepreneurs audacieux.

Goya découvre la technique de la lithographie à Madrid, en 1819, où Cardano, un imprimeur, a installé la première presse lithographique d’Espagne. Goya réalise alors dix lithographies : l’expérimentation semble le séduire, mais il se heurte au manque d’expérience de l’imprimeur.
Quand Goya décide de fuir l’Espagne, en 1820, il choisit de se réfugier à Bordeaux, où se trouve déjà une de ses amies et sa belle-fille. La présence d’un imprimeur lithographe dans la ville semble avoir pesé dans son choix.
C’est là, à plus de 80 ans, sourd et malade, que Goya va produire le premier chef d’oeuvre de la lithographie et le dernier chef-d’oeuvre de sa vie, quatre pièces magistrales connues sous le nom des Taureaux de Bordeaux.

La Tauromachie, un thème cher à Goya
En réalité, Goya reprend un thème qu’il a déjà traité dix ans plus tôt à l’eau-forte et à l’aquatinte, celui de la tauromachie. Goya, comme beaucoup de ses contemporains, est un afficionado et représente à plusieurs reprises par la peinture ou le dessin des figures de taureaux et de toréadors.

Reflet de l’engouement d’une nation pour la tauromachie, il existe sur le marché espagnol de nombreuses suites d’estampes sur l’art de toréer, qui déclinent, en quelques planches, les étapes d’un combat ou véhiculent l’image de quelques toréadors de légende. Mais la trentaine de planches que Goya compose n’a rien à voir avec ce qui se fait couramment. S’il figure effectivement les phases de la Corrida et met en scène quelques grandes figures de picador, il tente aussi de représenter l’histoire de la tauromachie depuis les temps anciens.
Mais surtout graphiquement, ses planches diffèrent totalement des estampes contemporaines consacrées à la tauromachie. À la description léchée des animaux et des hommes, Goya préfère la traduction du sentiment procuré par ce face à face, les émotions qui se dégagent du combat. Avec brio, il transcrit l’essence de la joute, la puissance de la bête, l’agilité des matadors, la danse à la fois rapide et lente, l’affrontement à la fois violent et élégant. Dans cette série, il témoigne aussi d’événements qui ont défrayé la chronique de son temps, comme la mort du célèbre Pepe Illo ou celle du maire de Torrejoen, fauché par un taureau qui s’était rué dans les gradins.
Cette série, à l’élaboration complexe, laisse transparaître une évolution de Goya dans la représentation du sujet qu’il a choisi : au fil des planches les compositions se dépouillent de leur décor, ne laissant plus que le taureau et le torero face à la mort. L’organisation des masses des blancs et des noirs accentue l’effet dramatique des images.

Mais la série des « tauromachias » de Goya se révèle trop éloignée du goût du public : c’est un échec commercial. Cela n’empêche pas Goya de reprendre ce sujet en 1826, mais la manière comme l’ampleur des compositions est toute différente.
Les taureaux de Bordeaux
Quatre planches des taureaux de Bordeaux ne semblent pas figurer des scènes phases précises de la Corrida. Alors que les planches de la Tauromachia se concentraient sur le face à face de l’homme et du taureau, dans ces lithographies, Goya renoue avec le décor : tout autour de l’arène, la foule se presse dans les gradins, allant jusqu’à envahir l’espace du combat. Elle forme une masse grouillante, animée, vibrante.

Dans El famoso Americano, Mariano Ceballos, elle se presse dans les gradins, fermant la composition. Au premier plan, isolé sur le sable de l’arène, Mariano Ceballos chevauche un taureau qui rue. La composition est extrêmement dynamique, l’instant saisi avec justesse. À l’arrière du taureau, un peon effrayé recule vivement : il faut regarder de près pour apprécier la diversité et l’exactitude des expressions.

Plaza partida figure une arène divisée dans laquelle deux combats se mènent simultanément. À droite, un taureau charge un toréador qui s’apprête à porter le coup fatal. À cheval sur la palissade, un homme regarde la mise à mort. De l’autre côté de la cloison de bois, une autre passe a lieu. La foule, présente dans l’arène, semble reculer de terreur. Le dynamisme de la composition doit autant aux fortes diagonales qui la traversent qu’aux touches de lumière qui l’animent.

La force et l’originalité de ces compositions interrogent : sont elles vraiment de simples représentations de corrida ? Ne signifient-elles pas un peu plus ? On sait le talent de Goya pour mêler à ses images une critique sociale, politique : sous couvert de fantaisie, ses Disparates ou sa célèbre suite des Caprices portaient une vive critique de la société de son temps.

Goya a fuit les violences de l’Espagne, le choix de la tauromachie est une référence nostalgique à sa terre natale. Mais ne peut-on pas faire aussi un parallèle entre la violence qui s’exprime dans les lithographies et celles qui déferlèrent sur son pays ? La tauromachie que Goya représente ici n’a rien de « vraisemblable » et porte assurément un message symbolique : en effet, en ce début de XIXe siècle, la Corrida s’est considérablement réglementée et les spectateurs ne descendent plus dans l’arène. Leur participation ici aux combats ne peut être qu’allégorique : c’est l’expression crue de la violence inhérente à la nature humaine.

Exploiter toutes les possibilités plastiques de la lithographie
Ces estampes impressionnent par leur maîtrise étonnante d’une technique encore jeune, alors même que l’artiste ne l’avait que sporadiquement essayée. D’après un témoignage, Goya les a réalisées comme un peintre devant sa toile : il les a composées debout, les pierres étant posées sur un chevalet. D’un trait vif, Goya a crayonné une foule vibrante, les gestes précis et rapides des toréadors, la force des taureaux. Il a été admiré autant que pour la vie qui anime les planches que pour le traitement de la lumière. Pour donner leur éclat aux chemises blanches et aux reflets des robes des bovins, il a utilisé le grattoir : avec son outil, il racle la surface de la pierre et retire ainsi le gras du crayon qui avait marqué le grain du calcaire. En résultent ces extraordinaires taches éclatantes de blancheur. Coup de maître : la technique de la lithographie est neuve, et Goya donne déjà l’impression d’en avoir épuisé toutes les possibilités techniques.

Premier chef d’oeuvre de l’art de la lithographie, ces planches , sont aujourd’hui extrêmement précieux d’une grande valeur, car tirées à peine en cent exemplaires chacune. Tout au long du siècle, elles seront très admirées par les peintres graveurs : Delacroix, Manet et bien d’autres y puiseront une inspiration.
Vous allez vous mettre à dos les adversaires de la corrida !
Seulement ceux qui ne sont pas capable de faire la différence entre un tableau et la réalité… 😉
Eheh, oui, je n’ai en rien donné mon avis sur la corrida contemporaine : je me contente de commenter une estampe 🙂
Merci pour ces découvertes encore une fois.
J’admire vraiment la capacité de Goya à créer une composition pleine de vide, en apparence déséquilibrée et pourtant tellement efficace et agréable à l’oeil (cf : Juanito Apinani et la mort du maire de Torrejoen).
Ne connaissant pas grand chose à la lithographie concrètement, est-ce vraiment facile de voir ce qui a déjà été tracé pour revenir dessus ? La graisse n’est pas quasi-invisible ? Question bonus : comment est-il possible de faire nuances puisque huile/eau se repoussent sans nuances ?
A chaque fois que je regarde des estampes de Goya, je m’émerveille. Il y a toujours un nouveau détail à découvrir et oui, cette capacité à composer, à chaque fois elle me surprend 🙂
Concernant tes questions sur la lithographie, en attendant la série de billets sur les techniques de l’estampe que je me promets d’écrire depuis un an, tu pourras peut-être mieux comprendre grâce à ce support de cours : http://fr.slideshare.net/Peccadille/tp-histoire-de-lestampe-sance-3-la-lithographie
Le crayon ou l’encre grasse que les artistes utilisent est volontairement pigmentée pour les aider dans la réalisation de la composition, on retire ensuite cette pigmentation pour ne garder que le gras et procéder à l’impression !
Ahah, il y avait bien une astuce !
C’est un truc que je regrette dans mes cours : la technique n’était quasiment jamais abordée. C’est limite si on ne nous disais pas d’un côté qu’il fallait faire Beaux-arts en parallèle et de l’autre que l’on avait qu’à se débrouiller pour comprendre. :/
Merci pour le cours ! Très instructif 🙂
Tu as étudié l’estampe ? Ou ça?
Zen Zen… :p Cela ne m’a été que très rapidement évoqué lors de certains cours bien généralistes (dans ma petite Fac d’histoire de l’art de province – Nantes). La question de la technique à peine abordée était la même pour la sculpture ou la peinture : à peine survolée.
Ping : Course de taureaux à Montpellier en 1770 | MAIORES NOSTRI
(en vrai pour l’estampe, y’a qu’en pratiquant qu’on comprend vraiment…)
Au début je me disais, oh Goya, pas trop ma tasse de thé. Mais c’est ce qui est beau dans la médiation des œuvres, une fois embarqué dans l’histoire on ne peut pas s’empêcher (en tout cas moi) de trouver ça intéressant. Les extraits de Gallica sont magnifiques, les détails très bien choisis pour guider le regard.