En septembre dernier, de passage à Abbeville, la directrice du musée Boucher-de-Perthes m’a présenté quatre matrices d’estampe récemment découvertes dans leurs réserves afin que j’en choisisse une pour « l’œuvre du mois ». Des trois cuivres gravés et de la xylographie populaire qu’elle m’a proposés, j’ai sélectionné la planche la mieux conservée et la plus mystérieuse : un grand cuivre apparemment inachevé, où figurent un homme nu allongé, un lion, trois mulots et un melon. L’identifier a été une aventure pleine de rebondissements, que je raconterai lors d’une conférence à la bibliothèque d’Emonville le vendredi 12 février. Mais pour ceux qui n’auront pas l’occasion d’assister à cette rencontre, je vous propose une transcription libre et condensée de ma conférence !

Bien étrange, cette matrice d’estampe : avec plus d’un tiers de la composition vide, elle semble au premier abord inachevée, comme si le graveur avait interrompu son travail pour effectuer un tirage d’état et qu’il ne l’avait jamais repris ensuite. Difficile à croire cependant : la matrice ne montre aucun défaut ni accident qui justifierait son abandon.

Cela me surprend d’autant plus que les matrices sont rarement conservées dans les collections muséales, encore moins des planches inachevées. Comment celle-ci a-t-elle atterri dans les réserves d’Abbeville ?
Par ailleurs, au delà du tiers vide de la composition, il semble manquer quelque chose : la figure masculine nue, allongée, tourne son regard vers un élément qui la surplombe mais qui échappe à notre regard. Ce genre de figure est typique des encadrements gravés du XVIIe siècle. Aussi serait-on tenté de la rapprocher d’un almanach ou d’une thèse produite sous le règne de Louis XIV. Ces placards, de très grande taille, étaient souvent gravés et imprimés à l’aide de deux matrices : on collait ensuite manuellement les deux feuilles imprimées pour reconstituer la composition.

Mais à Abbeville, aucune trace d’une « autre moitié » qui nous éclairerait sur le sujet de l’oeuvre.
Difficile, en l’absence de lettre ou de toute indication, d’identifier le graveur qui a réalisé cette planche : la facture du corps masculin évoque le XVIIe siècle. Le burin est classique et maîtrisé, typique de l’École Française du Grand Siècle. Un appel lancé à tout hasard sur Twitter confirme mon impression : de nombreuses personnes lancent les noms de quelques grands burinistes du règne de Louis XIV, Mellan, Edelinck, Poilly… mais rien dans les ouvrages qui leur sont consacrés ne correspond à cette figure. Quant à moi, je lance des requêtes iconographiques sur des grandes bases d’estampes en ligne (Gallica, Metropolitan Museum, Rijksmusum, Virtuelles kupferstichkabinett) et épluche les catalogues raisonnés des graveurs français de l’époque.
Consultés, quelques spécialistes de la période, Rémi Mathis, Gérald Castex restent perplexes : oui, tout renvoie au XVIIe siècle; mais quelque chose dans le tracé des tailles « cloche » et ne sonne pas comme il devrait. L’inachèvement de la planche pose question et semble s’expliquer difficilement. Enfin, à eux comme à moi, le lion qui occupe le coin inférieur gauche semble familier : d’où nous vient cette image mentale ? J’espérais bien qu’un de nous ait une intuition, reconnaisse la composition.

Entretemps, à Abbeville, Agathe Jagerschmidt, la conservatrice du musée, a mis la main sur un tirage de la matrice, ce qui devrait faciliter les recherches : la composition sur la planche gravée est inversée par rapport à l’impression, ce qui complique toujours un peu les comparaisons. C’est notre jour de chance, car sur l’épreuve est indiqué au crayon à papier un nom : Émile Rousseaux.

Retrouver sur internet la trace de ce Rousseaux n’est pas bien long : un tour sur le site du Print Council of America et son super index des catalogues raisonnés pour apprendre l’existence d’un article consacré à notre graveur dans le bulletin de la Société d’émulation d’Abbeville. Et celui-ci est numérisé sur Gallica : elle est pas belle la vie de l’historien de l’art ?

Surprise ! Notre Rousseaux n’est pas du tout un contemporain de Louis XIV mais un homme du XIXe siècle. Voilà qui explique que sa manière « chiffonne » les spécialistes du XVIIe siècle !
Mais alors, pourquoi un homme de l’époque du progrès, de la gravure photomécanique, de la lithographie et du bois de bout a-t-il pu consacrer des heures à imiter la manière d’un graveur du XVIIe siècle ?
Un détour par sa biographie nous éclaire sur ce point. Fils d’un menuisier-ébéniste, Émile Rousseaux est né en 1831 à Abbeville. Enfant, il fréquente l’école de dessin municipale où il se révèle être un des meilleurs éléments. Un étudiant si doué que la ville lui accorde une subvention pour aller étudier à l’école des Beaux-Arts, à Paris.
S’il rate le prix de Rome, il fait néanmoins la fierté de sa commune en devenant un élève d’Henriquel-Dupont, un des graveurs les plus fameux du milieu du siècle.
Concurrencée par la lithographie, le bois de bout et bientôt la photographie, la pratique traditionnelle de la gravure au burin semble vivre ses dernières heures. Aux siècles précédents, on l’employait pour reproduire et diffuser les tableaux et les portraits. C’est une technique noble et exigeante, qui demande des années pour être pleinement maîtrisée.
Le burin se prête tout particulièrement à l’esthétique léchée et précise du courant néoclassique puis des Pompiers. Aussi la favorise-t-on encore pour interpréter les grands tableaux admirés au salon. Parmi les pièces de choix réalisées à l’époque et pour se donner une idée de la qualité des exécutions, je vous renvoie aux oeuvres de Brevic, Calamatta ou Mercuri…
Mais le burin souffre de sa rigueur et de sa longueur d’exécution : ses praticiens sont directement concurrencés par des techniques plus rapides et moins onéreuses comme la lithographie. Rousseaux a néanmoins fait le choix de cette voie difficile de la taille douce.
Il se forme à la meilleure école, s’appliquant à copier les graveurs du XVIIe siècle, les maîtres du « Beau Burin ». Sous le règne de Louis XIV, cette technique a atteint son apogée : la pratique est codifiée, normée, les graveurs emploient un vocabulaire précis de tailles et contre-tailles pour rendre le plus justement chaque effet, texture, matière.
La matrice qui nous intéresse ici est précisément une étude : Émile Rousseaux copie un fragment d’une gravure de Gérard Edelinck, un des plus fameux graveurs de son temps.

Le catalogue raisonné d’Émile Rousseaux indique qu’il a copié la thèse de Jean de Chantelou, gravée par Edelinck d’après Charles Blanc, mais cette transcription est étonnante : en remontant à la source, on se rend compte qu’il s’agit de la thèse de Colbert de Croissy (le frère cadet du Colbert que vous connaissez tous), et non celle de Chantelou, qui en est en fait le juge. De plus, la planche a bien été gravée par Edelinck, mais d’après Charles Le Brun ! Charles Le Blanc est un critique majeur de la période, possible que l’auteur du catalogue ait commis un lapsus.

Le terme de « thèse » peut surprendre et nous paraître anachronique. Au XVIIe siècle, des érudits soutiennent des thèses. A cette occasion, ils peuvent commander de grandes estampes, qui garderont la trace de l’événement : souvent, ces pièces sont dédicacées à un grand du royaume. Ce sont des pièces de belles factures, parfois composées par des artistes en vue et gravés par des interprètes de talent : la thèse de Colbert de Croissy a été composée par Le Brun, le premier peintre du roi ; Edelinck, un des meilleurs graveurs de son temps lui prête son burin. Le poids de telles entreprises éditoriales est donc économiquement lourd à supporter et s’inscrit dans les pratiques très codifiées de la cour, faites de relations de clientélisme et d’étiquette. La personne qui soutient sa thèse offre des tirages aux auditeurs présents et fait envoyer des exemplaires à ceux qu’elle souhaite honorer.
Dès que l’on voit l’original, la position de l’homme nu se comprend mieux : ce n’est effectivement qu’un élément d’encadrement. Pourquoi Émile Rousseaux a-t-il copié cette figure ? Probablement cette image appartenait-elle aux travaux qu’il a réalisés pour se préparer au prix de Rome de gravure, qui lui aurait permis de décrocher le sésame d’un séjour en Italie. Malgré ses efforts, il échoua mais deviendra tout de même un bon graveur : il y a de belles pièces à son catalogue ! Mais l’évolution technique et le goût étaient devenu défavorable à de tels graveurs traditionnels au burin. Cette matrice représente donc aussi la fin d’un monde…

Pour en savoir plus : rendez-vous le 12 février à 18h à la bibliothèque d’Emonville à Abbeville !
Super article, j’adore le principe de l’enquête. Dès que j’ai vu l’épreuve j’ai pensé encoignure. Est-ce que le lion avait effectivement été déjà vu quelque part, ailleurs chez Le Brun ?
Belle enquête ! Et aussi très amusants les animaux et le fruit qui meublent les « trous » en bas de la gravure ; on a du mal à leur imaginer un sens symbolique.
Passionnante enquête manifestement et à la lecture ça se sent ! Bravo pour avoir percé le mystère.
Merci du résumé pour nous qui ne serons pas sur place 😉
D’habitude ce genre de » représentation » qu’est la gravure me fait bailler, mais votre » enquête » réhabilite cet art et de surcroît permet d’en apprendre beaucoup sur les contextes des XIX ème et XVII ème.
J’ai juste envie de dire que les gravures ne m’ont jamais fait bailler et qu’elles sont un art indépendant.
La photo du détail de la gravure est absolument époustouflante ! Quelle régularité… Je n’ose pas imaginer les milliers d’heures d’apprentissage que cela représente…
Bravo pour cet excellent travail de recherche.
Passionnante recherche et de plus, très claire ! J’ai toujours été fascinée par cette technique, j’aimerai juste en savoir un peu plus sur « le bois de bout ».
Oups, j’aimerais et non pas j’aimerai !
Le meilleur moment dans la vie de chercheur : l’enquête! Beau billet et très intéressant! Merci