C’est un monument qu’il est impossible d’oublier une fois que vos yeux l’ont découvert. « Le seul exemple en architecture de l’art naïf » selon Malraux. Aujourd’hui, je partage avec vous mon émotion de contempler, au petit matin, dans la nature qui se réveille, le Palais Idéal du Facteur Cheval.

Il est de ces œuvres d’art si improbables et fragiles dont on s’émeut non seulement qu’un esprit les ait mises au monde, mais plus encore, qu’elles aient échappé aux vicissitudes du temps, jusqu’à nous parvenir.
C’est le cas du palais idéal du Facteur Cheval, surgi des « terres froides » de la Drôme des collines à la toute fin du XIXe siècle. Imaginez ! Un homme modeste, un paysan devenu facteur, qui s’improvise architecte et sculpteur parce qu’il a eu une vision, et qui, trente ans durant, va consacrer toute son énergie et son temps libre à bâtir un palais fantasmagorique aux inspirations multiples. C’est l’histoire du Facteur Cheval et de son palais idéal.
L’histoire extraordinaire d’un facteur presque ordinaire
Vraiment, rien ne prédestinait Ferdinand Cheval à ce destin atypique. Né en 1836, il connaît un début d’existence difficile et instable : issu d’une famille de modestes paysans, il devient orphelin de mère à 11 ans et de père à 18 ans. Sa vie sera marquée par d’autres deuils : celui de sa première épouse et de deux de ses enfants. Sommairement instruit, il exerce d’abord la profession de boulanger puis de journalier agricole. En 1867, le maire de sa commune lui délivre un certificat de bonnes mœurs qui lui ouvre l’accès au poste de facteur rural. Ferdinand Cheval a alors trente-et-un ans. Quotidiennement, il effectue à pied une tournée de trente-deux kilomètres. De longues heures de solitude, à marcher en pleine nature, pendant lesquelles il laisse libre court à ses rêveries. Ce n’est pas sans lui déplaire : il va occuper cet emploi de façon continue pendant vingt ans, lui qui changeait autrefois si fréquemment de métier et de patron.

C’est au cours de l’une de ses longues tournées à pied qu’il va arriver un incident décisif pour la suite de l’histoire : un jour de 1879, Ferdinand Cheval bute sur une pierre et tombe au sol. Un bête accident de travail qui aurait été oublié de tous si cela n’avait pas été le début d’une fabuleuse aventure. Intrigué par la pierre qui l’a fait choir, Ferdinand Cheval s’en approche, la contemple, l’admire… Et l’emporte. Ses formes étranges lui rappellent un rêve qu’il a fait quelques années plus tôt, le rêve d’un palais féerique. Face à ce qu’il nommera sa « pierre d’achoppement », il prend conscience que la nature peut lui fournir le matériel pour bâtir le palais de son rêve et qu’il suffit d’en assembler les fragments éparpillés dans les collines. Cette tâche l’occupera trente-trois ans.

Désormais, à chaque tournée, Ferdinand Cheval observera tous les cailloux qui croisent sa route. Les plus beaux, les plus intrigants, il les rassemble en tas sur le bord du chemin. Le soir, avec sa brouette, il revient prélever son butin pour l’entreposer dans son lopin de terre, un potager à Hauterives.

Ses voisins pensent d’abord qu’il veut commercialiser ces cailloux pour arrondir son maigre salaire de facteur. Mais lorsqu’ils constatent que Cheval commence à assembler ces pierres là où devraient pousser des poireaux, c’est la consternation. Puis viennent les railleries.

10 000 jours de travail
Ferdinand Cheval débute sa construction modestement : au cœur de son lopin de terre, il érige une source de vie, assemblage des pierres ramassées sur les chemins. Cette construction primitive, foisonnante et sculpturale, lui demande deux ans de travail. Autour de ce noyau central, il va progressivement ajouter de nouveaux éléments : le monument prend forme en strates successives et organiques. De part et d’autre de la source de vie, il élève un temple égyptien puis le temple hindou, sur lequel s’appuieront les trois géants (Vercingétorix, César et Archimède). Il s’attaque ensuite à la réalisation de la galerie du labyrinthe et des façades nord et sud, avant d’achever sa construction par la façade ouest.
Un oeil averti décèle rapidement ces différentes phases de construction, car le style, les matériaux et la maîtrise technique évoluent à mesure que les années passent. Alors que les façades nord et est sont constituées d’un assemblage de pierres et de coquillages glanés dans la nature, les façades sud et ouest sont plus austères, plus architecturales. Le Facteur Cheval ayant acquis par l’expérience une meilleure connaissance de la maçonnerie, use plus volontiers du mortier et des armatures en métal.
Partout, c’est une profusion de détails : visages, végétaux, ornements, oiseaux, bêtes exotiques ou familières, formes architecturales d’ici et d’ailleurs. L’oeil du visiteur escalade le monument, dégringole le long des escaliers, interroge les formes, avide des surprises que l’étrange construction recèle, mais conscient qu’il ne pourra tout capter, tout voir, tout comprendre. Combien d’heures pourrait-on y passer, à contempler le palais idéal, et, pour autant, à chaque regard, découvrir de nouveaux éléments qui nous avaient jusque là échappé?
L’imaginaire au pouvoir
Mais où Ferdinand Cheval est-il allé puiser toutes ces idées, toutes ces formes ? Comment un homme modestement instruit, vivant dans une zone rurale, qui n’a jamais voyagé hors de sa région (l’hypothèse d’un voyage en Algérie durant sa jeunesse semble aujourd’hui écartée par les spécialistes, faute de preuves tangibles), a-t-il pu emmagasiner une telle culture ?
Voilà qui interpelle le visiteur d’aujourd’hui… C’est que le temps a passé et que nous lisons le monument avec nos yeux du XXIe siècle, alors qu’il est le fruit de la culture populaire de la fin du XIXe siècle. En effet, le Palais idéal, si surprenant et incongru à nos yeux, n’est que le témoin magnifié de l’imaginaire collectif, nourri de l’exotisme d’un ailleurs que véhiculent les journaux illustrés et les expositions universelles. La fascination de Cheval pour l’Algérie – qui se matérialise à travers une profusion de palmier, une maquette de la maison carrée d’Alger et les minarets d’une mosquée – n’est-elle pas liée à l’expérience coloniale de la France, qui a annexé l’Algérie en 1830 ? De même, l’Égypte ancienne, très présente sur les façades du palais et dans la « galerie du labyrinthe » qui évoque les tombeaux antiques est le reflet d’un siècle égyptomane. D’autres éléments évoquent l’art indien et les temples d’Asie du Sud-ouest, dont la découverte, au milieu du XIXe siècle, a tenu l’Occident en haleine. Angkor Vat, mis au jour en 1859, sera reproduit à Paris à l’occasion des expositions universelles, frappant l’imaginaire de toute une époque.
Il est vrai cependant que les figures de Ferdinand Cheval ne ressemblent pas toujours aux modèles originaux dont elles s’inspirent, comme ce temple égyptien qu’on rapprocherait plus volontiers des architectures anciennes d’Asie du Sud-ouest. C’est que Ferdinand Cheval puise ses références visuelles dans les journaux illustrés, qui connaissent alors un grand succès et dans les cartes postales. Des motifs imprimés, le facteur s’en imprègne, et son imaginaire se charge de les remodeler avant qu’ils ne ressurgissent, transfigurés, sur les façades de son palais.
Si c’est aujourd’hui l’exotisme qui frappe le spectateur dans le foisonnement des motifs, il ne faut pas oublier qu’ils se mêlent à bien d’autres formes et sources. Les références au christianisme et à la spiritualité locale, par exemple, sont très présentes : Ferdinand Cheval dédie l’une des grottes à saint Amédée, un patron local. La façade nord dissimule une fascinante crèche de coquillages, issue de la tradition franciscaine. Partout dans la profusion des formes se cachent des personnages issus de la Bible …
Quant aux figures de Vercingétorix et de Jules César, elles témoignent de la pénétration du « roman national », progressivement élaboré par les élites, jusqu’au cœur des campagnes.

Du temple de la nature au Palais idéal, une lente reconnaissance
Quand le temple de la nature commence à surgir de terre, le Facteur Cheval est moqué par tout le village pour son excentricité. Cependant, dès 1897, l’incongru monument va attirer des visiteurs, chaque année plus nombreux. Un photographe propose d’éditer des cartes postales du palais en 1902, Ferdinand Cheval en récupérera l’exclusivité quatre ans plus tard. Au début du siècle, l’affluence est telle que le créateur engage une bonne pour accueillir les visiteurs.
En 1904, ce que Ferdinand Cheval appelle encore le « temple de la nature » reçoit la visite du poète Émile Roux Parassac, qui, inspiré par ce qu’il découvre, compose un poème intitulé « Ton Palais, Ton idéal ». Désormais, l’oeuvre du Facteur s’intitulera le « Palais idéal ».

L’année suivante, un article paraît dans le magazine La Vie illustrée, premier d’une longue série de reportages, publiés jusque dans la presse américaine. Ferdinand Cheval, alors âgé de plus de 75 ans, a mis la dernière main à son Palais et envisage désormais de construire sa dernière demeure. En 1914, il s’attèle à la construction de son tombeau dans le cimetière communal d’Hauterives : il lui faudra 8 ans pour achever son ultime oeuvre. C’est en 1924 qu’il s’éteint, à l’âge de 88 ans.
Le Palais, lui, continue d’attirer les curieux : il fascine les surréalistes, Breton, Tinguely, puis Picasso. Nombre d’artistes s’y arrêtent, le photographient. Mais quand, dans les années 1960, André Malraux envisage le classement, il déclenche une vague d’hostilité de la part du corps des conservateurs : « Le tout est absolument hideux. Affligeant ramassis d’insanités qui se brouillaient dans une cervelle de rustre. » Ce qui n’empêchera pas le classement du monument en 1969, consacrant ainsi le « seul exemple en architecture d’art naïf. »

Encore aux mains des descendants du Facteur, le Palais est acquis par la commune de Hauterives en 1994.
Le conseil de Peccadille
Pour pleinement profiter d’une visite au Palais idéal, rien de mieux que de venir à la mi-saison, en semaine. Le Palais idéal est une des principales attractions de la région et la foule des touristes en haute saison peut gâcher la magie du lieu. Pour bien comprendre l’oeuvre de Ferdinand Cheval, je vous conseille de faire préalablement une randonnée dans les collines avoisinantes et de vous laisser bercer par la nature, en pensant aux tournées du Facteur. La traversée des villages permet d’observer de beaux exemples de l’architecture traditionnelle à base de galets, technique utilisée par Ferdinand Cheval dans certaines parties du Palais.
Un parcours de randonnée reprend le tracé de la tournée du facteur, se renseigner à l’office du tourisme.
Bravo et merci pour ce bon article qui vient rafraîchir les souvenirs de visite du lieu. Et je ne connaissais pas l’existence du tombeau, il faudra que j’y retourne (ça évoque un peu les nodosités de Christian Jaccard).
Des références aux sources bibliographiques ou catalogues utilisés seraient utiles pour permettre au curieux d’approfondir.
Encore merci, bien cordialement,
Erick Balin
Tout à fait : j’ai oublié de citer mes sources…. C’est essentiellement ce que j’ai lu dans le centre d’interprétation et sur le site internet du Palais idéal. J’ai complété certains points avec l’ouvrage de Gérard Denizeau paru chez Scala, qui m’a cependant un peu laissée sur ma faim…
Le tombeau vient d’être restauré et il est vraiment magnifique, c’est à ne pas manquer 🙂
Bon week-end
C’est à la fois merveilleux, grotesque et fascinant comme construction. Il a fait des interviews pour expliquer tout ça ? Les inscriptions sont de lui aussi ou c’est postérieur façon cartel ?
Oui, il a écrit plusieurs manuscrits sur l’histoire de sa vie, avec certaines variantes. Je ne sais pas où ils sont conservés malheureusement… Durant les 20 dernières années de sa vie, il a répondu à pas mal d’interview (La vie Illustrée… et même des magazines américains) mais rien n’est sur Gallica…
Les inscriptions sont de lui : il les a beaucoup reprise autour de 1900 apparement pour corriger les fautes d’orthographe. Seul le poème est de son ami Roux.
Merci pour les précisions 😉
Bon, j’avoue je ne suis pas très sensible à cette architecture mais le texte d’Orion en aéroplane permet de regarder cette oeuvre sous un jour différent. Merci pour cet article qui comme bien d’autres est formidablement documenté.
oh… merci 🙂
Bonjour
Merci de ce voyage , je connaissais de nom, cela me donne envie d’y aller.
Tant d’imagination, de travail, un lieu reconnu et visité, alors qu’on ne connaît plus trop ce poète !
C’est vrai que les journaux et publications de l’époque avaient de quoi inspirer.
On sait comment le vivait sa femme, ses enfants ? Ont-ils participé ?
Bonne journée
Bonne question… que je me posais également !! Apparement, sa femme et ses enfants l’acceptait puisque personne n’est parti… Sur les cartes postales, on le voit poser avec son épouse et son fils, qui disparaîtront tous les deux avant lui.
Je crois qu’ils participaient à l’accueil des visiteurs.
En revanche, son beau-frère a profité de sa « folie constructrice » pour l’arnaquer en lui vendant un lopin de terre adjacent au Palais bien au dessus de sa valeur réelle… mais le facteur en avait besoin pour poursuivre son oeuvre…
Bon week-end !
(et merci pour cette question, j’avais pas eu l’occasion d’aborder le sujet dans le coeur de l’article)
« Comment un homme modestement instruit, vivant dans une zone rurale, qui n’a jamais voyagé hors de sa région (…) a-t-il pu emmagasiner une telle culture ? »
« Quand le temple de la nature commence à surgir de terre, le Facteur Cheval est moqué par tout le village pour son excentricité. »
« Le tout est absolument hideux. Affligeant ramassis d’insanités qui se brouillaient dans une cervelle de rustre. »
Tout cela m’inspire beaucoup : la créativité au-delà de la condition de classe (plus le temps passe, plus je m’intéresse à l’art brut), ainsi que la jalousie et les critiques acerbes vs. l’œuvre, telle qu’elle.
Deux choses à voir, plus modestes mais dans la même veine : à Lyon, le jardin Rosa Mir ; près de Rennes, la Maison sculptée.
Merci pour ce riche article !
Tu as visité le LAM à Villeneuve-d’Ascq? Je pense que ça te plairait…
Le jardin Rosa Mir, j’en ai vaguement entendu parlé mais je crois que c’est rarement ouvert… et la Maison sculptée près de Rennes, jamais entendu parler ! Un jour, on ira ensemble ;p
A mon tour de te dévoiler des bonnes adresses : la maison Picassiette à Chartres (que je n’ai pas visitée), l’hélice terrestre (un billet à retrouver sur le blog) et, … le dernier je suppose que tu connais : les rochers sculptés de Rotheneuf…
Je me permets de rajouter un site à tous ceux que vous donnez (je suis vraiment impressionné et trouve dans ces commentaires une belle programmation pour de futures escapades, merci), il s’agit de la maison Robert Tatin à Cossé le Vivien (Mayenne). Il y a aussi, au nord de la Sarthe, à Fyé, le petit jardin Fernand Chatelain, plus modeste, mais, comme les autres, extrêmement émouvant.
Merci encore pour tous ces articles passionnants.
Merci beaucoup de ces adresses supplémentaires. Voici deux noms que je n’avais jamais entendu…. Je vais faire des recherches 🙂
Très bel article, merci.
Heureusement que le facteur Cheval n’a pas croisé la route du petit Poucet, car les cailloux seraient encore sous leurs chaussures !
;p
Intéressant article. Il est vrai qu’une visite en semaine est plus sympathique, on a pas la foule avec les gamins qui hurlent et courent partout.
Concernant l’impact de l’art du Facteur Cheval, on peut signaler qu’il a inspiré Nikki de Saint Phalle (un mur lui était consacré dans l’exposition sur Nikki au Grand Palais en 2015).
Dans l’exposition actuellement visible au Grand-Palais toujours (Mexique 1900-1950), j’y ai vu un tableau dans lequel l’artiste s’inspire et rend hommage au Facteur Cheval. Il s’agit de « Proyecto de monumentio al nascimiento de Venus » de Juan O’Goo »rman de 1976.
Oui, je me souviens que le Facteur Cheval était évoqué dans l’expo Nikki de Saint-Phalle, que j’avais d’ailleurs beaucoup aimé… Je rêve d’aller voir un jour le jardin des Tarots !
Je compte visiter l’expo du Grand Palais sur l’art mexicain, je ne manquerai pas de prêter attention à l’oeuvre que vous citez … Merci !!
Article passionnant comme toujours. Et de belles découvertes dans les commentaires… J’espère avoir l’occasion de voir ce temple de la nature prochainement.
Je suis bluffée ! Je ne savais pas qu’il existait un tel lieu en France !
C’est fantastique n’est-ce pas ? Je suis toujours émue quand je pense à la chance que nous avons de pouvoir encore contempler ce lieu debout !
J’espère que vous aurez l’occasion de le visiter !
Pourais-je avoir les matériaux utilisés et le style d’architecture svp?
Sinon c’est tout simplement un super article
Pourtant je dis tout ça dans l’article !! Ca sent les devoirs à faire, ça…
Le facteur Cheval a ramassé des pierres sur son chemin, il les a assemblé avec de la chaux et du ciment. On lui ramenait aussi des coquillages qu’il a intégré à l’architecture.
On dit que c’est le seul exemple d’art naïf en architecture !
Ah ah, t’es bien gentille de répondre :p
Merci beaucoup pour la réponse
La saga familiale du facteur racontée en quelques tableaux par Coco peintre du facteur Cheval lors de son exposition au Palais Idéal en 1987 …