Gabriel de Saint-Aubin, un sérial-croqueur du XVIIIe siècle

Aujourd’hui, Orion en aéroplane vous propose un étonnant voyage dans le temps : que diriez-vous de visiter le Salon de 1761 et d’assister à quelques ventes d’art prestigieuses de la seconde moitié du XVIIIe siècle ? Montez dans l’aéroplane ! Je vous préviens, notre allons rencontrer l’un des personnages les plus atypiques de son temps. Il s’appelle Gabriel de Saint-Aubin.

Vente aux enchères au XVIIIe siècle
Gabriel de Saint-Aubin, la vente aux enchères publiques, 1776, aquarelle, Album Saint-Aubin – Folio 23 rapporté au verso, Musée du Louvre, RF29344-8

Nous sommes à Paris, le 14 décembre 1778 à l’hôtel d’Aligre, rue Saint-Honoré. Tous ces messieurs sont rassemblés pour la vente publique de la collection du peintre Charles Natoire qui vient de décéder. Il y a ici des trésors à acquérir : des Hubert Robert, un Boucher, du Watteau, du Pannini, des Fragonard… Que de merveilles nous entourent ! Il paraît qu’il y a même un dessin de Léonard de Vinci !

C’est impressionnant n’est-ce pas, cette accumulation de tableaux et de petits objets d’art ? Et dire qu’une telle collection, l’oeuvre d’une vie d’amateur et d’artiste, va disparaître en quelques heures, dispersée au gré des adjudications…

C’est assez nouveau sur la scène parisienne, les ventes aux enchères d’œuvres d’art. On a vu naître la pratique aux Pays-Bas. Les grandes ventes, depuis le milieu du siècle, font l’objet de catalogues, minces fascicules de papier qui livreront encore, quelques siècles après leur impression, le souvenir de ces collections disparues, inventaires de merveilles. Pour les historiens de l’art d’aujourd’hui, ces catalogues sont des archives précieuses !

Mais distinguez-vous l’homme assis là-bas, penché sur son livret, un crayon à la main ? Non ? Le voilà qui lève la tête, nous gratifie d’un sourire édenté. N’ayez pas peur, sa mise est un peu négligée et il peut paraître un peu repoussant, mais c’est un homme de talent ! C’est Gabriel de Saint-Aubin, venez que je vous le présente.

Gabriel de Saint-Aubin, Autoportrait, dessin, anciennement collection Dormeuil, passé en vente le 31 mars 2016 chez Arcurial.
Gabriel de Saint-Aubin, Autoportrait, dessin, anciennement collection Dormeuil, passé en vente le 31 mars 2016 chez Arcurial.

Il est né en 1724 : il ne vient pas de nulle part, sa famille, les Saint-Aubin, est connue pour ses talents artistiques. Son père, qui se prénommait également Gabriel, était brodeur du roi. Ses sept enfants embrasseront tous des carrières artistiques : graveurs, brodeurs, peintre en céramique. Si tous pratiquent le dessin, Gabriel est sans conteste le plus talentueux.

Gabriel de Saint Aubin peignant une allégorie de la Justice, dessin à la plume et encre noire et brune, lavis, dessin contenu dans le Livre des Saint-Aubin, Paris, Musée du Louvre, RF52291.
Gabriel de Saint Aubin peignant une allégorie de la Justice, dessin à la plume et encre noire et brune, lavis, dessin contenu dans le Livre des Saint-Aubin, Paris, Musée du Louvre, RF52291.

Oh, il aurait voulu être peintre d’histoire, mais il a maintes fois échoué au Grand Prix qui lui aurait ouvert les portes de l’Académie royale de peinture. Il faut dire que ses tableaux ne sont pas des plus heureux. Non. Là où il est doué, remarquable, excellent, c’est dans le dessin et l’aquarelle. Il a un talent extraordinaire pour dessiner en tout petit, à la pierre noire, à la sanguine, au lavis…. Dans à peine quelques centimètres carrés, il est capable de figurer tout un tas de choses, une profusion de détails, avec un trait d’une élégance certaine et une vivacité débordante. D’ailleurs, il vit en grande partie des dessins qu’il réalise pour l’édition de gravures ou l’illustration d’ouvrages. C’est un gagne-pain assez classique pour les artistes parisiens : son originalité n’est pas là, non, mais dans le petit carnet qu’il tient en main. Approchez-vous, essayez de regarder par-dessus son épaule, vous allez voir !

C’est amusant n’est-ce pas ? Il a croqué les plus beaux tableaux de la vente dans les marges de son catalogue ! Venez-le voir à une vente, il sera occupé à croquer : pendant l’exposition préalable, il dessine, pendant la vente, il dessine. À celle de la collection Mariette, il a fait 1200 croquis comme ça ! C’est amusant à regarder : il croque à la pierre noire, à la sanguine, et puis parfois, il reprend les traits à la plume, il ajoute un lavis au bistre ou à l’encre de chine. Charmant ! Il faut le voir faire : quelle rapidité ! En quelques instants, il capte l’essentiel de l’oeuvre. Il est probable que pour certaines ventes, on le laisse accéder aux oeuvres plus longuement, plusieurs jours avant l’exposition publique : malgré son excentricité, il a ses entrées !

Pourquoi fait-il cela ? Ah, ça !! On ne sait pas trop… Il a commencé au début des années 1760, peut-être pour son usage personnel, mais nous n’en sommes pas sûrs. Parfois des amateurs lui en commandent. Ça vaut une petite fortune : à la vente Choiseul, le Baron Grimm l’a vu ainsi griffonner et lui a commandé une copie du catalogue… ça lui a coûté 120 livres ! Malheureusement, personne ne sait ce qu’est devenu ce petit trésor.

Gabriel de Saint-Aubin ne dessine pas que dans les ventes aux enchères, il sévit également au Salon. Vous connaissez le Salon ? C’est le grand événement artistique parisien du XVIIIe siècle. Tous les deux ans, on réunit dans le salon carré du Louvre (d’où le nom) des oeuvres réalisés par les peintres de l’Académie. L’exposition dure six semaines et fait la pluie et le beau temps sur la scène artistique. Les célèbres critiques de Diderot, c’est à ces Salons-là qu’elles furent écrites ! Gabriel de Saint-Aubin, lui, n’a jamais pu exposer au Salon, faute d’avoir été reçu à l’Académie. Mais à chaque édition, il est au rendez-vous : dans le livret du salon, il croque tous les tableaux, comme il le fait pour les ventes aux enchères. En outre, il peint à l’aquarelle des magnifiques vues du salon… un régal !

Salon du Louvre, 1765, Gabriel de Saint-Aubin
Gabriel de Saint-Aubin, Vue du Salon de 1765, aquarelle, Musée du Louvre, INV 32749

Qu’il s’agisse des livrets de salon ou des catalogues de ventes, tous ces témoignages sont extrêmement précieux pour les historiens de l’art car ils renseignent et permettent d’identifier des oeuvres, de reconstituer l’histoire de certains tableaux. Il existe des catalogues de vente (au-delà de ceux illustrés par Saint-Aubin) qui portent les noms des acquéreurs et les prix d’adjudication. Cela permet de se faire une idée assez précise du marché de l’art de l’époque : qui achète, comment, combien. Ceux de notre artiste, en plus, donnent une indication visuelle fort utile. Grâce à l’inventaire après décès de Gabriel de Saint-Aubin et aux témoignages de ceux qui l’ont connu, on sait qu’il a enluminé ainsi au moins 150 publications. On estime qu’à la plus forte période de son activité, il assistait à une vente par semaine ! Cent de ces livres illustrés se trouvaient encore dans sa bibliothèque à sa mort : le Baron Saint-Julien les a tous achetés, mais d’autres se trouvaient chez son frère Charles Germain Saint-Aubin. Malheureusement, aujourd’hui seuls 37 sont identifiés et localisés : une quinzaine sont conservés à la Bibliothèque nationale de France, les autres se trouvent au Petit Palais, à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et dans des collections publiques étrangères.

Allez, venez que je vous ramène au XXIe siècle : ne soyez pas trop triste de partir, vous pourrez feuilleter certains des catalogues annotés par Gabriel de Saint-Aubin numérisés sur Gallica ! C’est beau la technologie, non ?

Pour en savoir plus :

  • Catalogue exposition Gabriel de Saint-Aubin, Paris, Musée du Louvre/Somogy, 2008.
  • Pierre Rosenberg, Le livre des Saint-Aubin, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2002.
  • Pierre Rosenberg (dir.), La vente Mariette, le Catalogue illustré par Gabriel de Saint-Aubin, Milan, Electra, 2011.
  • L’équipe de Gallica avait consacré un album Facebook aux dessins de Gabriel de Saint-Aubin : les tableaux originaux y sont rapprochés des croquis.

4 réflexions sur “ Gabriel de Saint-Aubin, un sérial-croqueur du XVIIIe siècle ”

  • 15 février 2017 à 17 h 56 min
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    Tu t’es un peu lâchée sur le ton, c’était différent de d’habitude, mais toujours agréable à lire. J’ai juste tiqué sur le « Il faut le voir faire : quelle rapidité ! », même si je suppose que c’est pour rester dans l’ambiance, illustrer et une remarque tiré de l’analyse de ses dessins, ça fait un brin too much pour moi. A moins que l’on ait vraiment des témoignages, bien sûr :p
    Il faut bien je donne un peu de négatif dans mes commentaires sinon on va croire que je suis lèche-bottes !

    Par contre, l’idée de juxtaposer les tableaux et les croquis : top top top !

    Merci pour la découverte

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    • 15 février 2017 à 21 h 34 min
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      Oui, j’avais envie d’essayer autre chose, du STORYTELLING 🙂
      J’acquiesce : « il faut le voir faire, quelle rapidité », c’est un peu too much, mais ça permet de garder le rythme. Et c’est vraiment ce que je ressens devant ses dessins : quelle talent pour saisir en petit et si rapidement l’essentiel ! J’imagine qui si j’étais au dessus de son épaule, c’est la réflexion que je me ferais !!

      L’idée de juxtaposer les tableaux et les croquis, ça me vient du catalogue de l’expo du Louvre et aussi du très bel album Facebook de Gallica. Je n’exclue pas de réitérer car Gabriel de Saint-Aubin a aussi enluminés des guides de Paris (malheureusement pas numérisés 🙁

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  • 17 février 2017 à 18 h 58 min
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    Quel délicieux billet enlevé et passionnant ! On trouve aussi la trace de Saint-Aubin dans une des enquêtes du Commissaire Le Floch, Le noyé du Grand Canal mais sans les commentaires artistiques d’Orion en aéroplane qui sont toujours précieux.

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