J’ai toujours été attirée par les œuvres qui posent la question de l’archivage de soi-même, de la mémoire de sa propre créativité. Aussi, quand, étant de passage à Rennes pour un déplacement professionnel, j’ai lu l’argument de l’exposition estivale du FRAC Bretagne, je me suis dit que je ne pouvais rater l’événement. Une expo qui explore à la fois la thématique de l’autobiographie dans la création artistique et celle de l’appropriation des codes muséaux et archivistiques par les artistes, c’était une exposition conçue pour moi !

Impressionnée (et déboussolée) par le très beau bâtiment signé Odile Decq, qui abrite depuis 2012 le FRAC Bretagne, j’ai commencé l’exposition par le milieu, découvrant, dans la galerie est, l’immense installation d’Ilya Kabakov, qui m’a déroutée avant de me séduire.

52 entretiens dans la cuisine communautaire de Ilya Kabakov
Né en 1933 en Ukraine, Ilya Kabakov a vécu pendant trente ans à Moscou, où il s’installe juste après la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à bien d’autres artistes de l’URSS, Ilya Kabakov n’est alors pas (encore) un dissident mais est, au contraire, bien intégré au système en tant qu’artiste officiel. En parallèle de sa carrière d’illustrateur, il commence à produire, dans son appartement, des « dessins pour moi-même » non destinés à la publication et dans lesquels il peut s’exprimer de façon indépendante. C’est ainsi qu’il glisse progressivement dans la critique du régime. Jusqu’à la fin des années 1980 et son émigration à l’Ouest, Kabakov joue l’agent double : l’artiste officiel conformiste qu’il est permet à l’artiste officieux de travailler en relative quiétude financière. Mais certaines de ses œuvres, exposées, font scandale et lui attirent le courroux du régime…
Dans les années 1970, Kabalov partage avec d’autres artistes un grand appartement communautaire. La cuisine y est le lieu de tous les échanges entre les différents créateurs. À cette époque, Kabakov peint des toiles qui documentent la vie quotidienne, très réglementée, lourde et lente, des habitants de Moscou. Ici, un grand panneau figurant une foule faisant la queue, avec, comme en surimpression, une longue liste : Kabakov a représenté la file d’attente devant un magasin, comme vue à travers la vitrine sur laquelle étaient inscrits les produits disponibles à la vente. Là, sur un autre grand tableau, digne des meilleurs peintres en lettres, l’artiste a reproduit, très agrandi, l’un des questionnaires détaillés auxquels les habitants devaient se soumettre.

Il a là inventé, avec ses camarades (notamment Vitaly Komar et Alexandre Melamid), le « Sots Art », dont le nom fait référence au Pop Art : il s’agit de s’approprier les images et slogans de la propagande soviétique pour les dénoncer et porter un regard sur la culture de masse de l’URSS, comme les peintres américains de la même époque le font avec la société de consommation.

De ces tableaux, peints dans la cuisine communautaire de l’appartement, Ilya Kabakov a gardé la trace photographique. Les œuvres existent-elles toujours ou ces photographies en demeurent le seul témoignage ? Je l’ignore. En 1989, alors qu’il vient tout juste de quitter l’URSS pour l’Ouest, l’artiste reprend ses archives photographiques. Avec son ami Yuri Kuper, qui a lui aussi partagé l’expérience de l’appartement communautaire, ils dialoguent en regardant les images. Ainsi naît le livre 52 entretiens dans la cuisine communautaire : à chaque photographie répond quelques pages d’un dialogue transcrit. Ce livre, Ilya Kabakov l’a transformé en l’impressionnante installation que l’on peut découvrir au FRAC. Sur tout le pourtour de la galerie, 52 pupitres où sont présentés les photographies des œuvres et le texte correspondant. Au centre de l’espace une table, des chaises, plongées dans une semi-pénombre. Étrange mise en scène qui nous plonge dans l’ambiance oppressante de cette vie où chaque détail était régi par une lourde bureaucratie.

C’est un mille-feuille, un jeu de poupée russe : l’archive photographique du tableau est devenue une œuvre à part entière. Le texte est à la fois une explication de la peinture, un témoignage historique et une œuvre en soi. Quant au livre imprimé, il se mue à son tour en installation par son déploiement dans l’espace. Dans cette démarche, Kabakov trace son autobiographie, tout en interrogeant son rôle d’artiste témoin et résistant dans une société fermée, mais aussi sa place dans l’histoire de l’art du XXe siècle.
L’artiste comme témoin et acteur
À l’étage, dans la galerie sud, sont exposées une petite vingtaine d’œuvres, qui elles aussi interrogent le rôle de l’artiste dans la société. Elles ont pour point commun de mobiliser des stratégies et des codes propres à l’univers muséal.
J’admire les célèbres clichés de Bernd et Hilla Becher, ces photographes qui ont, des décennies durant, collectionné l’image des bâtiments industriels voués à disparaître. Selon un protocole de prise de vue précis, ils ont archivé des milliers de réservoirs, élévateurs, châteaux d’eau… classés par typologie et par localisation, comme l’aurait fait un documentaliste ou un archiviste.

Cette salle de l’exposition est nommée « remonter le temps » : c’est aussi mes propres souvenirs que je me remémore à la vue d’une photographie qui m’est familière. Une superbe rousse, sur son trente-et-un, l’air surprise ou courroucée, la clope à la main. La photo est prise au flash, dans une salle de restaurant ou de banquet. Les tables croulent sous les verres et les victuailles.

Si je ne me souviens plus du nom du photographe, je me souviens parfaitement de l’avoir rencontré, dix ans plus tôt. J’étais alors lycéenne et son travail avait été exposé au Pôle Photo à Rouen. Je m’intéressais beaucoup à la photographie et j’avais assisté à la conférence qu’il donnait. Drôle de personnage que ce Danois à l’air un peu hippie, qui, dans les années 70 était parti pour un road-trip à travers les États-Unis. Pendant cinq ans, il vagabonde à travers le pays, photographiant les gens qu’il croise. Ses clichés témoignent du revers du rêve américain : la pauvreté, la drogue, l’exclusion. Il photographie la prostitution, les gangsters mais aussi les nouveaux riches, des membres du Ku Klux Klan…
Comment a-t-il rencontré tous ces gens, pénétré tant de milieux ? Derrière chaque photo, il y a une rencontre, une histoire qu’il narre volontiers. Elles sont toutes plus folles et farfelues les unes que les autres. Certaines sont carrément horribles et racontent une violence à peine supportable. Pourtant, là où à peu près n’importe qui aurait fui, Jacob Holdt est resté, il a immortalisé les visages, les scènes… En fait, pour Jacob Holdt, son talent n’est pas la photographie (il s’est formé sur le tas) mais sa capacité à se faire accepter, à pénétrer l’intimité des gens. J’étais stupéfaite de l’entendre, du haut de mes 17 ans, raconter comment, dormant chez des gens qui avait un tout petit logement, ces derniers l’avaient laissé les photographier pendant qu’ils faisaient l’amour. Quel monde éloigné de mon univers !

Tout ce qui sortait de la bouche de Jacob Holdt me paraissait aussi improbable qu’impensable : ainsi, voyageant sans le sou, il payait le développement de ses photographies en vendant son sang une fois par semaine ! Dix ans plus tard, je m’interroge encore devant ces photos, dans ce qu’elles ont de fort et d’insoutenable, mais aussi sur le rôle de celui qui a appuyé sur le déclencheur et sur notre rôle à nous, spectateurs, qui contemplons ces images. Sont-elles un témoignage social et historique sur l’Amérique des années 70, comme celles de Dorothea Lange sur la Grande Dépression, ou ne cachent-elles pas une forme de voyeurisme malsain ?
Vies d’artistes
Retrouver les photographies de Jacob Holdt m’a remuée. Avant d’attaquer la dernière galerie (qui était en fait la première salle de l’exposition, si j’avais suivi le parcours dans le bon sens), je m’accorde une petite pause sur le palier.

Cette première section de l’exposition porte donc le titre de « Vie d’artistes », en référence à l’œuvre de Giorgi Vasari, célèbre précurseur de l’Histoire de l’art, et auteur, en 1550, du livre Vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Cette section interroge la figure de l’artiste, la part de la fiction dans la biographie des artistes, le rôle de l’autobiographie dans la création et, évidemment, l’historiographie.
Trois œuvres ont capté mon attention. Archives, de Boltanski tout d’abord. Je vous avais déjà parlé de cet artiste, dont une des œuvres est exposée au château d’Oiron dans le Poitou.

Archives est une installation qui présente une trentaine de portraits d’enfants. Les photos, en noir et blanc, sont floues. Une lampe individuelle éclaire chaque visage. Au-dessous des cadres, des boîtes en métal rouillées, qui évoquent ces boîtes à souvenirs dans lesquels chacun range des souvenirs précieux de l’enfance. Quand j’étais petite, j’avais une boîte comme celle-ci — qui est toujours chez mes parents — et dans laquelle ma mère déposait des souvenirs pour plus tard : le faire-part de naissance, l’étiquette avec mon prénom en maternelle, la première dent, une empreinte de ma main d’enfant, la carte de cantine du collège… Drôle de travail d’archivage du présent que font beaucoup de parents, sélectionnant avec soin des objets signifiants qui permettront à leur enfant de garder trace d’une période que leur mémoire aura oubliée.

Voilà ce que m’évoque l’installation de Boltanski. Mais le discours de l’œuvre est plus dramatique que cela, puisqu’il questionne la mémoire des enfants de la Shoah. Que sont devenues les boîtes à souvenirs des enfants disparus dans les chambres à gaz ? m’interrogé-je.
À l’opposé de l’installation de Boltanski, quatre grandes toiles signées David Diao, intitulées Barnett Newman Chronologie of Work. Vifs à-plat de couleurs sur lesquels sont disposés des colonnes de dates, des signes sur une frise chronologique. Grand admirateur de l’artiste américain, David Diao semble avoir tenté de résumer l’œuvre de son idole en des schémas qui me rappellent les infographies et autres graphiques que notre époque apprécie tant.

L’exercice n’est pas sans faire écho à ma propre expérience d’étudiante en histoire de l’art et aux longues heures passées à tracer des frises chronologiques, établir des mind mapping pour essayer de synthétiser, et donc de m’approprier l’œuvre foisonnante de Picasso ou le complexe contexte historique du XIXe siècle. Mais, comme interroge le livret de l’exposition : « Une biographie d’artiste se résume-t-elle à un ensemble de faits objectifs, à une production quantifiable ? Qu’en est-il du langage spécifique (…) de l’aura, du style ? »
Enfin, je termine mon parcours par une expérience déroutante, celle de l’œuvre de Gilles Mahé, Capital d’Essais, conçue en 1989. L’artiste, qui a l’air d’avoir lui aussi eu une vie pleine de rebondissements (apparemment, sa spécialité était l’infiltration), a archivé, année après année 8000 photocopies. Photographies, factures, notes, correspondance, qui témoignent d’une existence (réelle ? fictive ?). Le tout est soigneusement rangé dans des pochettes, elles-mêmes classées dans des boîtes, placées sur des étagères. Une table permet la consultation du contenu par les visiteurs, selon un protocole strict (remettre les documents dans l’ordre, ne pas mélanger le contenu des cartons). Le dispositif ne m’est pas étranger et ressemble en tout point à celui en vigueur dans les centres d’archives, que j’ai beaucoup fréquenté ces dernières années.

Mais cette œuvre est aussi évolutive puisque le visiteur est invité à créer, à l’aide d’une photocopieuse mise à disposition, de nouveaux documents, qui sont conservés aux côtés de la série originale. Gilles Mahé a disparu en 1999, mais son œuvre se poursuit. Capital d’essais, on vous dit.
Avec ce billet, je m’aventure sur un terrain assez méconnu pour moi, celui de l’art contemporain. Peu connaisseuse en la matière, il m’est difficile de parler de la création contemporaine. Aussi me suis-je contentée de vous parler des œuvres qui m’ont touchée, de vous expliquer pourquoi. J’ai volontairement limité mes recherches documentaires afin de conserver ce regard de néophyte. J’espère néanmoins ne pas dire trop de bêtises ni faire de contresens dans mes interprétations. Si vous remarquez une grossière erreur, faites-m’en part dans les commentaires, que je me couche moins bête !
Pour aller plus loin
- Présentation de l’exposition sur le site du FRAC Bretagne (jusqu’au 27 août 2017)
- Pierre Haski, « Dix choses à savoir sur les Kabakov avant d’aller les voir au Grand Palais« , Rue89, 11 mai 2014.
- Dossier pédagogique sur les Kabakov conçu par le Grand Palais à l’occasion de Monumenta 2014
- Henrick Saltzstein , « Jacob Holdt n’est pas un hippie« , Vice, 12 mars 2010
- Le site officiel de Jacob Holdt
Tu vois, j’ai enfin lu ton article ! Il y a effectivement, à la maison, à ton attention, une grosse boite à souvenirs, et aussi une valise de tous tes dessins, et aussi une étagère entière de tes modelages en terre, etc : autant de traces de l’enfance et d’adolescence !