Le dernier billet que je vous ai livré était très intime, beaucoup plus que ceux que je publie habituellement ici. Récit à la première personne d’un moment en solitaire dans l’atelier de l’artiste Judith Rothchild, avec qui je partage beaucoup, à commencer par l’amour de l’estampe.
Judith Rothchild, Feathers, manière noire. Publiée avec l’autorisation de l’artiste, reproduction interdite.
Judith et moi, nous nous connaissons depuis quatre ou cinq ans. Nous nous sommes rencontrées un jour de juin, à la foire de l’estampe de Saint-Sulpice. Je devais écrire un compte-rendu de la manifestation pour les Nouvelles de l’estampe et Lise Follier-Moralès, une artiste que je connais, m’avait fortement encouragée à m’arrêter devant le stand de Judith, une des rares graveuses contemporaines à pratiquer la manière noire. J’avais admiré son travail, et nous avions longuement discuté. Nous nous sommes ensuite revues, de salons en expositions, jusqu’à ce que je descende découvrir le village du sud de la France où elle vit et travaille. Depuis, je ne fais pas un voyage dans la région de Montpellier sans lui rendre visite.
En mai dernier, j’ai passé dix jours en sa compagnie pour l’aider dans une tâche importante : l’établissement de son catalogue raisonné gravé, c’est-à-dire la liste de toutes les estampes qu’elle a créées. C’est une expérience très particulière que d’accompagner une artiste et amie dans ce travail, tant il est intime : il faut ouvrir tous les tiroirs, les placards, les portefeuilles, inventorier chaque image, exhumer des feuilles oubliées. Travail de mémoire, travail délicat : avec les gravures ressurgissent les souvenirs personnels, les moments de la vie dans lesquels sont nées telles ou telles oeuvres.
Le chantier de l’inventaire des gravures de Judith Rothchild. Judith me montrant l’un de ses autoportraits
Travail émouvant, captivant, travail fastidieux également : compter, recompter, mesurer, transcrire, photographier. Toute une rigueur, toute une méthode. Le cocktail des deux peut se révéler parfois éprouvant, épuisant, pour l’une comme pour l’autre.
Ce texte a été écrit dans l’atelier de Judith Rothchild en août 2017. Je me promets de vous parler depuis très longtemps du travail de cette artiste dont je suis proche. Ceux qui me suivent sur Twitter ont pu vivre par procuration l’établissement de son catalogue raisonné, que j’ai effectué en mai 2018 et que je relatais sur les réseaux sociaux. Si je publie aujourd’hui ce texte, c’est pour vous inciter à aller voir son exposition à la galerie de l’Echiquier à Paris, dont j’ai signé le texte d’accompagnement (16 rue de l’Echiquier, 10e arr., jusqu’au 23 novembre) et l’exposition que le musée Médard (Lunel, jusqu’au 16 mars 2019) consacre à la maison d’édition Verdigris, que Judith a fondée avec son compagnon Mark Lintott.
Judith Rothchild, Nid trouvé, manière noire. Publié avec l’autorisation de l’artiste, reproduction interdite.
Cet été, l’artiste Jean-Michel Othoniel est à l’honneur à Montpellier et Sète avec une double exposition « Géométries amoureuses ». Au CRAC (Sète), l’artiste présente ses dernières créations. Au Carré Sainte-Anne (Montpellier), il déploie sa collection personnelle – c’est-à-dire celles de ses oeuvres qu’il a choisies de conserver pour lui plutôt que de les vendre.
Vue de l’exposition Géométries Amoureuses, se collectionner soi-même, de Jean-Michel Othoniel, à Montpellier
Othoniel, assurément, vous connaissez : il est l’auteur d’une des plus célèbres bouches de métros de Paris, celle de la Place Colette au Palais Royal. Le « Kiosque des noctambules » (2000), avec ses grosses perles colorées et ses carreaux argentés. Certains adorent, d’autres détestent, mais personne ne reste indifférent.
Longtemps, je n’ai connu Othoniel qu’à travers ce kiosque féerique et de gros colliers exposés à la FIAC (qui ne m’avaient à l’époque pas du tout plu). Et puis, en 2011, le Centre Pompidou a programmé une très belle rétrospective dont je garde quelques images éblouies – une barque échouée – ; d’autres, plus énigmatiques – des tas de soufre.
Jean-Michel Othoniel, Le bateau de larmes, barque et perles, 2004, exposée au Centre Pompidou en 2011
Le temps a passé et quand Jean-Luc Cougy du blog En Revenant de l’Expo a annoncé une double exposition Othoniel dans sa région, j’ai sauté sur la première occasion de venir la voir (et le voir !).
Jean-Luc, qui m’a accompagné dans ma découverte, avait suivi la visite presse en présence de l’artiste (le chanceux !) – j’ai ainsi pu bénéficier de ses connaissances de l’œuvre, mais aussi de ses conseils pour découvrir les deux parcours dans les meilleures conditions possibles.
Note au lecteur : ce billet de blog contient beaucoup de photos de l’exposition et constitue un véritable spoiler. Aussi, si vous comptez déjà vous y rendre durant l’été, je vous conseille sincèrement de garder la lecture de ce billet pour plus tard. Les émotions sont beaucoup plus fortes si on y entre sans rien en avoir aperçu.
J’ai toujours été attirée par les œuvres qui posent la question de l’archivage de soi-même, de la mémoire de sa propre créativité. Aussi, quand, étant de passage à Rennes pour un déplacement professionnel, j’ai lu l’argument de l’exposition estivale du FRAC Bretagne, je me suis dit que je ne pouvais rater l’événement. Une expo qui explore à la fois la thématique de l’autobiographie dans la création artistique et celle de l’appropriation des codes muséaux et archivistiques par les artistes, c’était une exposition conçue pour moi !
Vue de l’exposition « Remonter le temps » au FRAC Bretagne. Au fond, une oeuvre de Boltanski
Impressionnée (et déboussolée) par le très beau bâtiment signé Odile Decq, qui abrite depuis 2012 le FRAC Bretagne, j’ai commencé l’exposition par le milieu, découvrant, dans la galerie est, l’immense installation d’Ilya Kabakov, qui m’a déroutée avant de me séduire.
Bâtiment du FRAC Bretagne à Rennes par Odile Decq.
Ces derniers mois de nombreux lecteurs de ce blog se sont découvert une passion pour la linogravure. Alors, si vous passez par Reims durant les prochaines semaines, il y a une exposition à ne pas manquer, celle de Céline Prunas au Cellier.
Détail d’une linogravure de Céline Prunas, Le Ciel, 2016
La technique de la linogravure, Céline Prunas ne l’a découverte que récemment. En résidence à la friche artistique rémoise La Fileuse, l’artiste projette de peindre. Séduite par les odeurs d’encre qui émanent de l’atelier voisin d’une typographe, elle abandonne subitement tous ses projets pour se lancer à corps perdu dans la gravure, avec le soutien de l’association Aquaforte. Deux ans plus tard, la voici présentant pour la première fois au public ses tirages dans le très bel espace d’exposition de la ville de Reims, le Cellier.
Mi-octobre, je me suis offert un petit cadeau : un stage de linogravure à l’URDLA. Dans un précédent billet, je vous avais raconté mes premiers pas dans cette technique. Après quelques mois de pratique autodidacte, je souhaitais me perfectionner auprès de personnes expérimentées. L’URDLA proposait justement un stage animé par l’artiste Jérémy Liron sur le thème de la ville graphique. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre et me voici en route pour deux jours lyonnais particulièrement intenses.
Dans le précédent billet, je vous racontais l’histoire du château d’Oiron, depuis la Renaissance jusqu’à sa décrépitude au XIXe siècle. Ses magnifiques décors des XVIe et XVIIe siècles en font un monument remarquable, la collection d’art contemporain qu’il abrite ajoute à la singularité des lieux. C’est de cette collection que je vais aujourd’hui vous entretenir.
Ilya Kabakov, Concerto pour mouches, 1993, FNAC/Château d’Oiron
Une collection d’art contemporain pour réveiller la belle endormie
Depuis 1993, le château d’Oiron accueille une collection d’art contemporain. Intitulée « Curios & Mirabilia », elle a été constituée autour de la thématique des cabinets de curiosités, faisant ainsi écho à la fabuleuse collection disparue de l’illustre bâtisseur d’Oiron, Claude Gouffier. Chaque œuvre contemporaine interroge, sur un mode singulier, l’histoire, les sens et la portée des cabinets de curiosités, l’imaginaire qui leur est aujourd’hui associé et comment le musée moderne réactive ou dialogue avec cette forme ancienne de collectionnisme. La multiplicité des sens qui se dégagent de cet ensemble d’œuvres, les différents niveaux de lecture qu’elles proposent rendent l’art contemporain accessible et « parlant » pour tous, ce qui est, à mon sens, un des atouts majeurs d’Oiron.
Lothar Baumgarten, Les animaux de la pleine lune, une cosmographie de la Touraine, 1987, collage, FNAC/Château d’Oiron
Installée à Villeurbanne, l’URDLA – Centre international de l’estampe et du livre est un lieu d’art contemporain dédié à l’estampe. Structure unique en Europe, elle perpétue un savoir-faire traditionnel, initie des artistes aux techniques de l’estampe et accompagne les recherches de ceux qui en ont fait leur moyen d’expression de prédilection. Lors de mon dernier séjour lyonnais, j’ai été reçue par le directeur de l’URDLA, Cyrille Noirjean, qui m’a accordé un entretien passionnant, la matière du présent billet (et de plusieurs autres, qui ne sauraient tarder à venir).
Matrice linogravée d’une oeuvre de Damien Deroubaix, El Sueno, URDLA.
Pablo Picasso, Francis Bacon, Antoni Tapiès, Joàn Miro : voici quelques grands noms qui suffisent à évoquer toute la vitalité de l’estampe d’après-guerre. Mais les maîtres qui ont façonné et façonnent encore l’estampe contemporaine ne sont pas seulement les artistes-graveurs : les imprimeurs d’art et les éditeurs jouent également un rôle majeur dans ce domaine. Jusqu’au 13 juillet 2014, la BnF rend hommage à l’un des plus brillants artisans de l’estampe contemporaine, Aldo Crommelynck, imprimeur d’art.
Red Grooms, Portrait of AC, 1994, Eau-forte et aquatinte, BNF. Red Grooms portraiture Aldo Crommelynck entrain de travailler sur une de ses matrices
En octobre, j’avais visité le squat LE BLOC (19e arrondissement) dans le cadre des journées portes ouvertes. Séduite par les pièces de graff et de street-art qui rythment les murs du squat et par la rencontre avec quelques artistes sympathiques, je comptais y revenir pour un reportage. Malheureusement, il est désormais trop tard. Le 6 décembre, le squat a été évacué, privant 170 personnes de logement et/ou d’atelier.
Le squat le BLOC (Bâtiment Libre Occupé Citoyennement) animait depuis plus d’un an la vie culturelle du quartier de la Mouzaïa, au fin fond du XIXe arrondissement de Paris. Installé dans un (moche) immeuble de 7000 m2 – qui abritait auparavant la Direction régionale des Affaires sanitaires et sociales d’île de France -, le BLOC aura été un des plus ambitieux squats de la capitale : il a été tout à la fois résidence d’artistes, incubateurs pour start-up et associations citoyennes, hackerspace, galerie d’art, lieu de cours…
On y trouvait en effet les ateliers de quelques 160 artistes, le hackerspace Blackboxe (qui a participé à museomix 2013), des musiciens, un ciné-club, des salles de concert…
Lors de ma (trop rapide) visite, j’avais été marquée par le nombre de belles pièces de graff et de street art qui ornaient les murs du rez-de-chaussée, seul espace librement accessible aux visiteurs. Les étages et sous-sol dissimulaient mille autres trésors, qui se dévoilaient uniquement lors de visites guidées organisées par un bénévole. Contrairement aux blogueurs du Mag de Poche et à Wonder Brunette, je n’ai pas eu la chance de les suivre. Et comme je regrette…
Je suis loin d’être une grande fan de la FIAC (Foire Internationale d’Art Contemporain) qui a lieu tous les ans à Paris. Prix exorbitant de l’entrée, snobisme du milieu… A mes yeux, la FIAC est à l’art ce que la Fashion Week est à la mode: déambule autour du Louvre, pendant une semaine, une concentration d’êtres vivant parfois sur une planète très lointaine de la notre. En revanche, un événement qui accompagne la manifestation remporte mon suffrage: la FIAC hors-les-murs.
La FIAC-hors-les-murs, gratuit et pour tous!
Le principe est simple: des galeries réputées du monde entier présentent dans les jardins des Tuileries des œuvres monumentales. Au nombre d’une vingtaine chaque années, elles offrent un panorama pertinent de l’art ultra-contemporain et des axes de réflexion engagés par les artistes. Face au succès de la FIAC-Hors-les murs depuis 2006, le programme a été étendu au Jardin des plantes et aux berges de la Seine.
Mais ce qui donne à l’événement de la FIAC hors-les-murs tout son intérêt, c’est le dispositif de médiation qui l’accompagne. Tous les après-midi, des étudiants de l’Ecole du Louvre présentent aux visiteurs les œuvres. Passionnés par l’art ultra-contemporain, ils sont là pour délivrer quelques clés de lecture, répondre aux questions du public et guider l’oeil des néophytes. Si vous êtes assez peu réceptif à l’art contemporain, la proposition originale pourrait vous faire changer d’avis. J’ai gardé un souvenir ravi de certaines prestations extrêmement bien menées et captivantes!
Un Best-Off des éditions 2010, 2011 et 2012
Que voit-on à la FIAC hors-les-murs? Pour vous convaincre de vous y rendre, j’ai rassemblé quelques uns de mes coups de coeur des éditions précédentes.
Sumusu Shingu, Sinfonietta of light, FIAC hors-les-murs, Jardin des Tuileries, 2012
Mes plus beaux souvenirs sont ceux de quelques œuvres poétiques, le plus souvent installées sur les bassins. En 2012, j’avais été séduite par la délicatesse de la danse des mobiles du japonais Sumusu Shingu. Telles des oiseaux blancs, les dix sculptures d’acier et de tissu s’animaient sous l’action du vent, des mouvements de l’eau et de leur propre gravité… L’année précédente, au même endroit, Antoine Dorotte, un artiste français, avait installé son oeuvre intitulée Una misteriosa bola. Sorte d’immense boule couverte d’écailles de zinc, elle évoquait pour les uns un artichaut, pour d’autres une fleur de lotus. Onirique, à la fois acérée par ses écailles et douce par sa forme sphérique, l’oeuvre évoluait au fil des variations climatiques: l’effet de la pluie et du vent avait conféré une patine changeante aux plaques de zinc qui la recouvraient.
Antoine Dorotte, Una misteriosa bola, FIAC hors-les-murs, Jardin des Tuileries, 2011
En 2012, The origin of the World de l’artiste londonien Marc Quinn émergeait du grand bassin est. Haut de 3 mètres, ce coquillage de bronze une référence explicite au célèbre tableau de Courbet, L’origine du monde et donc au sexe féminin.
Marc Quinn, The Origin of the World, FIAC hors-les-murs, Jardin des Tuileries, 2012
Souvent, les œuvres présentées engagent un dialogue fort avec le cadre dans lequel elles s’inscrivent. Ainsi, en 2012, Meurtrière, de Nicolas Milhé rappelait aux visiteurs toute la profondeur historique et symbolique du Jardin des Tuileries. Simple meurtrière de béton, son installation offrait deux visions de l’environnement. D’un côté, les visiteurs apercevait à travers une étroite fente l’obélisque de la Concorde, les Champs-Elysées et l’Arche de la Défense. De l’autre, ce paysage se reflétait sur un grand miroir. Deux manières d’encadrer le paysage et d’évoquer les axes qui structurent la ville : celui disparu des fortifications d’une part et celui de la « Grande perspective » qui va du Louvre à la Défense de l’autre.
Mon petit tour d’horizon ne serait pas complet sans évoquer la puissante Somme des hypothèses de Vincent Mauger. Monumentale architecture de planches de bois brisées rayonnant autour d’un noyau d’acier et d’aluminium, la sculpture exerçait sur le visiteur une dérangeante sensation contradictoire d’attraction et de répulsion.
Vincent Mauger, La Somme des hypothèses, FIAC hors-les-murs, jardin des Tuileries, 2011
Enfin, je dois parler de Body Versus Twizy de Jean-Luc Moulène. Sans l’excellente médiation de deux étudiantes de l’Ecole du Louvre, cette sculpture m’aurait laissée relativement indifférente. Il s’agissait d’un corps à la forme indéfinissable, et à la surface lisse et colorée comme une carrosserie de voiture. Body Versus Twizy était une réflexion sur la présence des voitures dans le paysage urbain. L’artiste a été marqué par la relative indifférence de la population aux voitures, que l’on considère souvent comme un désagrément visuel. La sculpture faisait écho à l’effet visuel que produisent les carrosseries colorées en mouvement. Réalisée grâce au savoir-faire des ouvriers de l’usine Renault, l’oeuvre était étonnante de perfection et de subtilité. Il était impossible de la saisir d’un regard, si bien qu’il fallait tourner autour pour en admirer toutes les modulations.
Jean-Luc Moulène, Body Versus Twizy,FIAC hors-les murs, Jardin des Tuileries, 2011
Informations pratiques
L’accès au jardin est gratuit. Les étudiants de l’Ecole du Louvre vous accueillent tous les après-midi du 24 au 27 octobre de 15h00 à 17h30. Ils sont bénévoles et c’est pour certain d’entre eux leur première expérience de médiation: soyez-indulgent!
Si vous avez un peu de temps, n’hésitez pas à vous promener dans les Tuileries les jours qui suivent la fin de la FIAC. Le démontage des oeuvres est parfois spectaculaire!
Samedi 6 juillet, ce sont les premières vraies grosses chaleurs estivales sur la région parisienne. Le soleil de plomb n’a pourtant pas découragé les six graffeurs venus mettre quelques couleurs sur l’immense mur gris de la rue Germaine Tailleferre. Le rendez-vous était immanquable puisqu’il s’agissait du premier événement organisé par une toute nouvelle association, Culture Pas Sages.
Da Cruz, enfant du XIXe arrondissement, colore depuis plus de dix ans les murs de son quartier en plein bouleversement social et urbain. Engagé sur ces problématiques actuelles, il a mis son travail artistique au service de la communauté multiculturelle qui habite l’est parisien. A l’occasion du lancement de l’association Cultures Pas Sages, j’ai pu longuement discuter avec cet artiste.
De grands masques colorés
Si vous vous êtes déjà baladés dans le quartier de l’Ourcq (Paris XIXe arrondissement), vous avez sûrement croisé l’une de ses œuvres : de grands masques colorés, des totems hiératiques et des figures sympathiques, un étrange mélange de diverses influences artistiques (notamment précolombiennes et africaines), le tout remarquablement réalisé sur le plan technique.
Da Cruz, quinzaine du hip-hop, Paris, berges de Seine, 5 juillet 2013
Da Cruz, une figure du XIXe arrondissement
Depuis 10 ans, à la faveur de grands plans d’urbanisme, les abords du canal de l’Ourcq se « boboïsent » à leur tour. L’ancienne usine du chauffage parisien a été démolie il y a quelques mois, et va bientôt laisser place à de nouveaux logements. Les immeubles les plus insalubres sont désormais murés, attendant dans un futur proche les pelleteuses. Au gré des chantiers, la population change, et les habitants les plus précaires sont contraints de partir, chassés par une augmentation galopante du coût de la vie. Amoureux de ce quartier multiculturel où il a grandi, Da Cruz fait le constat de ces transformations urbaines et sociales. Soucieux d’attirer l’attention sur ce nouveau « Paris qui s’en va », il a choisi son arme : la peinture.
Dernier vestiges de l’ancienne usine du chauffage parisien (juillet 2013)
Da Cruz a peint les façades des immeubles murés, les parois des îlots voués à la démolition, les murailles qui encerclaient l’usine, les contreforts du chemin de fer de la rue de l’Ourcq. En enjolivant ces murs lépreux, ces témoins du Paris désormais d’hier, il entendait leur offrir un ultime coup de projecteur avant leur disparition définitive ; retenir une dernière fois le regard du passant sur ces bâtiments si familiers qu’ils en étaient devenus invisibles. « Une thérapie par la couleur », en quelque sorte.
Quand les pelleteuses sont arrivées, les riverains ont déploré la disparition des créations de Da Cruz et de ses amis graffeurs. Car leurs œuvres étaient devenues un véritable « patrimoine » commun, un fragment de l’identité visuelle du XIXe.
Fresque au bord du Canal de l’Ourcq (disparue)
Appréciées des habitants du quartier, les œuvres de Da Cruz sont devenues un véritable patrimoine local. Il n’est pas rare d’entendre les passants commenter les dernières apparitions de ses masques. Parfois, la contemplation d’une pièce pousse deux inconnus à engager le dialogue. C’est exactement ce que l’artiste recherche : susciter des réactions, créer du lien social, faire stationner les habitants dans un espace qui est le leur. C’est aussi ce qui l’incite à peindre en plein jour, comme au début du mois de juillet lors de l’événement organisé par l’association Cultures Pas Sages. Sept graffeurs s’étaient réunis, le temps d’un après-midi, pour orner de couleurs le long mur de la rue Germaine Tailleferre. Sur le trottoir, un petit attroupement s’était formé, observant le travail en cours, discutant de la couleur des murs du quartier, des chantiers à venir, du prix de l’immobilier. Et de l’art. Ce samedi là, étaient rassemblés des promeneurs du week-end, des riverains en famille, les personnes âgées de la maison de retraite voisine, des jeunes du quartier en vacances. Autant de gens, qui, d’ordinaire, se croisent sans avoir l’opportunité d’échanger quelques mots.
Durant ces moments privilégiés, Da Cruz garde l’oreille attentive aux réactions et prend un réel plaisir à poser sa bombe pour répondre aux questions. Revient alors souvent celle de la définition du Street-Art. Da Cruz aime assurer ce qu’il appelle le « service après-vente » et en profite pour nuancer les oppositions habituellement énoncées : le tag vs le Street-Art, les créations légales vs les créations illégales.
Rue de l’Ourcq (décembre 2012)
Si les explications de Da Cruz sont si éclairantes, elles sont le reflet de son long parcours, de l’adolescent en recherche d’un moyen d’expression à l’artiste reconnu dans les sphères institutionnelles mêmes. Da Cruz, dont la technique m’impressionne tant, est un autodidacte. Son cursus n’a été validé par aucune école, sinon celle de la rue. Adolescent, baigné dans la culture hip-hop, il commence à graffer en s’emparant d’un marqueur. Le tag devient une façon d’exister en bravant les interdits. Au blaze rapidement tagué succède la recherche d’un style. Conscient qu’il faut se démarquer pour véritablement exister, il singularise son trait, tout en explorant, selon un schéma classique, de nouveaux outils : les marqueurs, puis les bombes. Plus tard, de fil en aiguille, Da Cruz en arrivera au pinceau. Sa technique s’améliore, ses motifs se diversifient. « La rue, c’est l’école en accélérée. Une expérimentation continuelle, un apprentissage mutuel. »
Da Cruz rue Tailleferre, juillet 2013
Sa pratique, illégale, est toujours de l’ordre du hobby, alors qu’il enchaine les petits boulots. « Ca devient ton oxygène, le truc qui te permet de supporter les tafs merdiques. Avant que je puisse m’avouer que c’était ma vie, et que ça devienne mon boulot, ça a pris des années. Mais ça faisait parti du chemin, ça m’a permis d’expérimenter différentes facettes de la société ».
Un goût prononcé pour le multiculturalisme
J’avais repéré les créations de Da Cruz dès mes premières virées street-art dans l’est parisien. J’appréciais beaucoup ses pièces qui me rappelaient le travail de Labrona, dont j’avais pu admirer les oeuvres à Montréal. J’ai mis un nom et un visage sur ces pièces que j’appréciais à l’occasion du « M.U.R. Oberkampf » de janvier 2013, sans avoir l’occasion d’échanger avec Da Cruz. Ses créations me plaisaient par leur beauté et leur technique aboutie mais aussi par les nombreuses références artistiques que j’y décelais. Ses masques n’étaient pas sans m’évoquer les œuvres que l’on peut observer au Musée du Quai Branly, des pièces d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Océanie. Des inspirations que Da Cruz m’a confirmées.
Da Cruz au M.U.R Oberkampf
Enfant, Da Cruz a découvert les arts précolombiens à travers le dessin animé Les merveilleuses cités d’or. Sa pratique artistique grandissante et sa curiosité l’ont poussé, plus tard, à s’intéresser aux arts dit premiers, notamment l’art africain et à la création moderne et contemporaine. Cette période de maturation a eu lieu avant l’explosion d’Internet et il a fallu aller chercher les œuvres dans les musées, dans les livres. Un job alimentaire au Grand Palais a été un tremplin pour « piocher dans ce grand inconnu ». Puis des voyages en Afrique et en Amérique du Sud lui ont permis de se confronter directement à « l’ailleurs » et à « l’autre ».
Fresque Paris Hip-Hop, 5 juillet 2013
Aux yeux de Da Cruz, le Street Art fait parti d’un grand tout, il est un maillon dans l’histoire de l’art contemporain. Parmi les sources qui marquent sa pratique artistique personnelle, il y a donc les arts dits premiers, mais aussi le Pop Art. Dans ceux-ci, comme dans la peinture de Kandinsky ou de Delaunay, Da Cruz est touché par la couleur, « le terreau commun de l’art ». Si ces sources l’ont inspiré, il les adapte au contexte contemporain et urbain et à de nouveaux outils, telle la bombe.
De la rue au musée, du musée à la rue, abolir les frontières d’un art pour tous.
Maillon de l’histoire de l’art, le street-art a-t-il sa place au musée et sur le marché de l’art ? « Peut-être bien… L’entrée au musée et en galerie est la preuve d’une reconnaissance du Street-Art, de sa vitalité, de sa force et de sa créativité ». S’il reconnait que « parfois on se fait assez chier » dans les galeries et que l’institutionnalisation n’est pas sans poser la question du sens de l’art urbain, le Street-Art et les musées ne lui semblent pas incompatibles.
Péniche du Canal de l’Ourcq, juillet 2013
Lui-même produit pour le marché de l’art, bien qu’il ne soit pas rattaché à une galerie en particulier. Dans l’atelier qu’il partage avec Marko en Seine-Saint-Denis, il crée des compositions sur toile mais conçoit également des produits dérivés (t-shirt, autocollants). Un lieu fixe qui lui permet de travailler l’hiver et d’avoir une autre approche de son vocabulaire visuel. Car il n’est pas question de copier/coller sur toile les pièces qu’il réalise dans la rue. Une telle démarche, contreproductive, affaiblirait son travail : il s’agit plutôt de décliner et de réinventer l’univers qu’il a conçu dehors sur des supports plus « conventionnels ».
Da Cruz a aussi le souci de créer des petits objets en séries très limitées pour un public qui n’aurait pas les moyens de s’offrir une œuvre sur toile, toujours dans l’optique d’être accessible à tous.
En exposant en galerie, en acceptant des partenariats avec des institutions comme récemment au Musée d’Histoire de l’Immigration, Da Cruz espère créer des passerelles et décloisonner les mondes des arts. Mais ce mouvement est à double sens ; en peignant dehors, c’est aussi le musée et l’art qu’il amène dans la rue : le Street-Art permet d’offrir localement une pratique culturelle et de s’adresser à des gens qui ne fréquentent pas ou peu les institutions muséales.
L’évènement avait fait un petit buzz en fin d’année 2012. Dans le cadre des interventions d’artistes régulièrement pratiquées sur la structure du Palais de Tokyo, trois graffeurs, Lek, Sowat et Dem189 ont été invités à investir un des espaces cachés du Palais, une cage d’escaliers de secours. D’un projet modeste cantonné aux marches de l’escalier supérieur, l’intervention s’est propagée aux plusieurs centaines de m2 de cet espace de secours et des trois street-artistes invités, se sont finalement une trentaine de graffeurs qui ont ici créé, interagi, formant ainsi une œuvre collective, singulière et riche de sens, reflet des tendances de la scène française et représentative de quelques-unes de problématiques prégnantes de ce champ de l’art contemporain.
Samedi dernier, le Centre Pompidou inaugurait le nouveau cycle du studio 13/16, l’espace dédié aux adolescents. Intitulé « Ex-Situ », cette nouvelle programmation est une prometteuse initiative qui fait entrer le Street Art au musée par une porte originale et de façon intelligente.
Sept artistes pour plusieurs événements
Pour cette nouvelle saison du studio 13/16, le Centre Pompidou a su convaincre sept grands noms de la scène du Street-Art : JonOne, Vhils, Ox, RERO, Mark Jenkins, Ludo et YZ. Autant d’artistes que les ados auront la chance se rencontrer pendant leurs résidences successives au sein de l’institution.
Par cette sélection, le Centre Pompidou offre du Street Art une vision large quoique non exhaustive, qui permet de prendre conscience de l’ampleur et de la diversité de ce mouvement, tant sur le plan des médiums que des champs de réflexions ou encore de l’esthétique. RERO interroge le sens des mots, inscrivant sur de grandes surfaces des mots qu’il barre sans pour autant les rendre illisibles. Le travail de JonOne a aussi pour sujet l’écrit : multipliant son blase à l’infini, il travaille sur la calligraphie des lettres, dépassant le tag qu’il pratiquait dans les années 70 pour tendre vers l’abstraction. Les collages et lavis de YZ mettent en scène des figures féminines d’une très grande poésie, tandis que Ludo crée par infographie des figures hybrides mêlant nature et technologie. OX intervient sur les affiches publicitaires, y peignant ou y collant des formes abstraites ou géométriques, prenant toujours en compte la nature visuelle et commerciale de son support et l’environnement dans lequel il s’inscrit. Mark Jenkins crée à l’aide de mannequins illusionnistes des situations absurdes dans l’environnement quotidien afin de faire réfléchir et réagir les passants sur nos agissements. Enfin, le portugais Vhils est connu depuis quelques années pour ses portraits gravés sur l’épiderme des murs.
Ex-situ se décline en plusieurs événements. Chaque résidence d’artiste débutera par une intervention réalisée dans le Centre ou dans ses alentours immédiats. RERO, en ouverture de la programmation, a déjà inscrit sur l’escalator-chenille emblématique du bâtiment un monumental « DO NOT CROSS THE LINE ». Des ateliers « workshops », réunissant les ados et les artistes durant 35 après-midi, marqueront un temps de dialogue et de création collective. Enfin, le cycle se terminera par une journée de performances dans Paris : le 1er juin, sept kiosques de la ville de Paris seront le support de créations élaborées en concertation par sept groupes d’adolescents et les artistes invités.
Une collaboration prometteuse du musée et de l’ « art urbain »
Nombreux sont ceux qui déplorent les relations maladroites/laborieuses entre les musées et le milieu du Street Art. Les enjeux des deux protagonistes ne sont en effet pas toujours compatibles, quand ils ne sont pas tout simplement radicalement antinomiques. En outre, les institutions muséales sont souvent accusées d’offrir en exposition un Street Art dénaturé, vidé de son sens…
A mon goût, l’opération du Centre Pompidou rompt radicalement avec cette tendance, offrant du Street Art une approche novatrice en ce qu’elle est respectueuse de son esprit. Par ce cycle « Ex-Situ », c’est un véritable dialogue qui est appelé à s’instaurer entre le public et les artistes, en marge des expositions temporaires et des collections permanentes. Il n’est en effet pas question d’exposer à cette occasion les œuvres des artistes mais d’initier les ados à une réflexion sur le Street-Art. S’il y aura bien quelque chose à voir du travail de RERO, Vhils et des autres artistes au centre, l’essentiel du contenu de ce cycle, dont le but premier est la transmission, prendra forme dans les workshops où les jeunes seront invités à s’emparer des moyens d’expression des intervenants pour formuler leur propre message.
« Ex-Situ », interroger la relation au lieu : que devient le Street Art hors de la rue ?
Pour la plupart des street artistes, l’œuvre naît de leur interaction avec l’environnement spécifique dans lequel ils interviennent. Initiée par l’artiste, cette interaction est d’ailleurs appelée à se prolonger au-delà du moment de l’acte créateur : un passant viendra peut-être modifier un détail, un autre graffeur recouvrira une partie de l’œuvre, plus tard peut-être dissimulée derrière un quelconque affichage sauvage… Bref, ce sont le temps et la vie qui feront leur œuvre.
Lancement d’Ex-Situ au Centre Pompidou, Photos H. Véronèse
C’est cette relation au lieu, à l’environnement que le Centre Pompidou entend interroger. Plus précisément, par le titre donné à la manifestation « Ex-Situ », le studio 13/16 explore les formes que peut prendre le Street-Art lorsqu’il est sorti de son « milieu naturel », la rue, pour être présenté dans un espace autre – ici une institution culturelle reconnue comme « légitime ».
Dans le langage de l’Art contemporain, on emploie le terme in-situ pour désigner une œuvre créée pour et dans un environnement spécifique et qui ne peut exister et n’avoir de sens que dans ce contexte précis (les colonnes de Buren forment l’un des exemples les plus connus d’interventions in-situ). Par nature, donc, le Street Art est un mode d’expression in-situ. En entrant au Centre Pompidou, le Street Art est déplacé hors de son environnement naturel et devient donc « ex-situ ».
Il y a là, à mon sens, un niveau de réflexion que l’on ne retrouve malheureusement pas dans la plupart des expositions sur ce champ de l’art vivant. Ainsi, quelle déception a été pour moi l’absence de mise en perspective de telles questions dans la récente exposition du musée de la Poste, au titre pourtant prometteur d’ « Au-delà du Street Art » !
Lancement d’Ex-Situ au Centre Pompidou, Photos H. Véronèse
Bien déterminée à assister à quelques uns des workshops, je reviendrai volontiers sur la nature des interventions des artistes dans de prochains billets. Si vous avez-vous-même assisté à certains d’entre eux, n’hésitez pas à partager votre expérience via les commentaires, la page facebook ou le formulaire de contact : votre avis m’intéresse !
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